L'ARCANE SANS NOM
Interprétation
1. L'arcane XIII nous met en présence d'une allégorie fort connue et répandue de nos jours, mais aux origines incertaines. On suppose que la représentation de la mort, sous la forme d'un squelette, remonte au Moyen Age. Les danses macabres, dites Danses de la Mort, fresques recouvrant les murs des cimetières ou des églises, apparaissent en effet au Moyen Age, mais leur datation demeure imprécise. Voilà ce que rapporte à ce propos Van Rijnberk:
"Quant au rapport qui peut exister entre le tarot et les danses de la Mort, il est bien certain que celles-ci sont plus récentes que le tarot." Il continue en ces termes: "On pourrait lancer l'hypothèse apparemment bien hardie que les danses macabres aient emprunté le squelette, simulacre de mort, au Tarot, jeu populaire fort répandu. Cette supposition laisse irrésolue la question où le Tarot aurait pris lui-même le symbole. Peut-être dans une tradition préchrétienne, païenne, orientale ? Si l'on admet cette hypothèse, la conséquence pourrait être que la chrétienté a reçu du Tarot le squelette comme symbole habituel et généralement accepté de la Mort".
Cependant, la première représentation de l'idée abstraite de la mort par le squelette se trouve à Pise dans le Campo-Santo (1360).
Le squelette manifeste la forme ultime. Il est le devenir physique de tout être. De plus, il n'a pas d'identité car il bannit les frontières individuelles. Il dépasse les clivages sociaux, sexuels, raciaux, etc. ... pour ne plus représenter que l'essence (physique) de l'être humain. Il porte au-delà des masques et des apparences puisqu'il incarne l'intérieur du corps: ce qui est habituellement caché aux regards.
Le squelette de l'arcane XIII est animé d'une vie manifestée par sa couleur chair (principe vivant de toute chose) et par son attitude (puisqu'il agit et se déplace). D'autre part, sa colonne vertébrale évoque un épi de blé, en tant qu'axe du corps (arbre de vie). On remarque d'ailleurs treize épis de la base de la colonne à la nuque.
L'Hermite, le Mat et le squelette de l'arcane XIII constituent les trois seuls personnages en mouvement des vingt-deux arcanes majeurs du Tarot. Nous avons qualifié le déplacement de l'Hermite de cheminement (une évolution intérieure lente et lourde). Le Mat, lui, affiche une allure rapide et déterminée. Le squelette avance, résolument tourné vers l'avenir (dirigé vers la droite), tout en accomplissant une action précise. L'orientation de son corps traduit une expansion, une découverte de l'avenir ainsi qu'une exploration de régions (physiques et mentales) encore ignorées. Il figure à la perfection, par son attitude spatiale, la grande inconnue.
2. L'objet que l'on prête à la mort pour lui permettre d'accomplir son oeuvre, macabre en apparence, est la faux. Ce n'est qu'à partir du XVe siècle, que la faux est attribuée au squelette dans l'allégorie de la mort. On pense, à ce sujet, à Cronos, le Saturne romain, incarnant le Temps, dévorant ses enfants, dont l'attribut, outre la balance (voir la Justice, arcane VIII), est la faucille. Il est parfois appelé Falciger, "celui qui pose la faucille".
Dans les représentations picturales, le passage de la faucille (manche court) à la faux (manche long) traduit l'évolution des outils agricoles. Comme toujours, d'un point de vue symbolique, le choix de l'attribut n'est pas neutre. La principale propriété de la faux, et sans doute la plus significative sur un plan allégorique, est de couper ras, à la racine. Elle tranche net, sans hésitation et sans discrimination. Rien ne lui échappe. Tout ce qui dépasse, c'est à dire tout ce qui est en surface, est implacablement coupé, rompu. Par contre, elle laisse intacte les racines. Elle détruit le superficiel pour ne sauvegarder que l'essentiel.
Et, d'un point de vue ésotérique, c'est bien là, l'effet de la mort. Elle ne tue pas tout, puisque, selon toutes les traditions, un principe demeure : l'âme (racine de l'être). Ainsi que le dit Khrishna: "Ces corps ont une fin, l'esprit qui s'y incarne est éternel, indestructible, incommensurable. A la façon d'un homme qui a rejeté ses vêtements usagés et en prend d'autres, neufs, l'âme incarnée, rejetant son corps usé, voyage dans d'autres qui sont neufs"(Baghavad Gita).
C'est pourquoi le symbole choisi est tellement important. Un autre objet n'aurait pas revêtu cette double et subtile signification. Si l'on avait pourvu le squelette d'un marteau, par exemple, seule la notion de destruction serait ressortie. L'allégorie aurait, à ce moment-là, conduit à une vision négative et stérile de la mort. La faux préserve la vie; plus même elle l'entretient, lui permet de se poursuivre en s'allégeant de ce qui est alors devenu inutile. Elle constitue en outre un outil agricole, nécessaire à l'existence humaine.
Le manche jaune indique la présence d'un principe supérieur. La faux est guidée et dirigée par une intelligence cosmique. Elle devient ainsi l'expression d'une organisation précise s'intégrant parfaitement à l'ordre des choses: la mort n'est pas un désordre ou une erreur. Elle est nécessaire à la progression. Sa lame rouge prouve l'énergie et la force projetées dans son action. Elle lui confère rapidité et vitesse, son effet est fulgurant et radical.
3. Le sol est extrêmement important dans la lame. Il occupe une grande partie de l'espace (environ un tiers). La terre ici est noire, ce qui constitue une exception dans le Tarot. A l'exception du Diable, l'Arcane XIII est le seul à présenter cette particularité. Le noir suggère la profondeur de l'oeuvre accomplie. D'autre part, il nous porte dans une autre dimension, dans une autre réalité. Il s'apparente certes aux ténèbres et à l'obscurité dans lesquelles nous plonge la mort mais surtout, il évoque la qualité essentielle de son principe. Le noir décrit l'insondable : ce qui ne peut être perçu ou évalué à partir des organes des sens ou à partir d'un savoir théorique. Il invite à l'expérimentation, à la confrontation réelle et totale. Il s'attache à l'idée d'intérieur de l'être, de même que les matières riches et nécessaires sont contenues dans les entrailles de la Terre (charbon, pétrole). Il est le dedans opposé au dehors, l'intérieur opposé à l'extérieur, le contenu opposé au contenant. Sa nature est obscure mais pas négative.
4. Les membres épars donnent un caractère macabre et morbide à la carte. Ils évoquent les idées de morcellement, de déchirure et portent atteinte à l'intégrité physique. Ainsi, ils manifestent que le corps est sujet à la division alors que l'âme, elle, demeure unifiée. Ils illustrent en outre les différents domaines assujettis à la destruction, susceptibles de transformation radicale, capables de changement, et qui sont respectivement:
Le plan moteur (pied)
Le plan créatif et réalisateur (main)
Le plan intellectuel (tête)
Les os, les seuls à être blancs, prennent sens comme représentant l'aspect le plus intérieur et profond de l'individu. La remise en question, décrite par l'arcane XIII, se doit d'être totale. Elle ne supporte aucun compromis. Elle porte sur les actes accomplis (les trois mains), sur l'évolution (le pied), sur la nature et la qualité des pensées (la tête) mais aussi sur ce qui existe de plus intégré dans l'homme tels que l'attachement, les croyances, les sentiments. Seule, l'essence doit demeurer intacte.
La tête couronnée indique que personne ne peut se soustraire à ce principe dynamique et révolutionnaire : sur un plan physique (tout être est mortel) comme sur un plan symbolique (aucun pouvoir matériel, même le plus grand, ne protège du changement ou de la perte).
5. La végétation participe du même symbolisme que celui de la couleur du squelette ou de la forme de sa colonne vertébrale. Elle est synonyme de vie et de fécondité. La mort n'est pas stérile, loin de là. Elle engendre au contraire la vie. Elle n'est donc pas son opposé ou son ennemi mais son indispensable complément. D'autre part, la végétation demeure intacte, comme si la faux l'épargnait ou comme si elle repoussait instantanément. En cela, elle illustre l'espoir d'une renaissance. La mort ne saurait être définitive ou permanente, elle n'est qu'un passage, une transition.
6. Le pied manquant donne lieu à deux hypothèses qui méritent l'une comme l'autre d'être retenues:
On peut le considérer comme invisible parce qu'enfoncé dans le sol. Cette supposition évoque une idée d'enlisement. La mort absorbe, avale, engloutit. Elle arrache l'homme à sa famille, la femme à son époux, le travail à l'ouvrier ou tout autre élément susceptible de transformation, donc de disparition. Elle revêt un caractère menaçant et effrayant pour celui qui ne l'envisage que dans sa fonction destructrice.
On peut penser, également, que le squelette s'est lui- même, comme pris dans le feu de l'action, coupé le pied. Apparaît ici la notion d'auto - mutilation, comme significative de l'implication individuelle. Toute transformation, induisant la perte de l'état précèdent, s'appuie en effet sur ce principe. Ce n'est pas seulement un objet extérieur, une relation ou même un être qui meurt, mais c'est une partie de soi-même qui meurt avec lui.
Lorsqu'une personne vit une rupture affective, par exemple, elle ne perd pas uniquement le partenaire avec lequel elle a partagé une plus ou moins grande partie de son temps, elle perd également un fragment d'elle-même et de son histoire.
Dans les deux cas, l'absence visible de pied gauche, traduit un état de déséquilibre et un autre niveau de conscience. Ne plus avoir les deux pieds sur terre, c'est être temporairement détaché, séparé de la réalité.
Le Nom
L'arcane XIII constitue une exception: il est le seul à ne pas porter de nom. Le Mat, considéré comme son complément, ne se voit attribué, dans l'édition originale du Tarot de Marseille, aucun numéro. Seulement, pour ce dernier, un cadre est prévu à cet effet; alors que pour l'arcane XIII, la bande du bas, dans laquelle est inscrit le nom des lames, est supprimée. Cette composition spécifique est d'une extrême importance, car elle suggère une absence définitive. En effet, le cadre prévu pour le nom ayant disparu, il est inutile, comme certains l'ont malheureusement fait, de lui donner un nom.
De ce fait, le dessin est agrandi, et, des vingt-deux lames du Tarot, la treizième est celle dont le graphisme occupe le plus d'espace. Elle confère ainsi à la dimension visuelle un impact majeur. En fait, sa représentation et son nombre suffisent seuls à lui donner une signification.
Cette absence de nom peut s'expliquer selon différents points de vue:
- Nommer est une manière de s'approprier l'objet, la personne, la valeur dont il est question. L'appellation, personnelle ou collective, permet au sujet de prendre possession. Elle sert à définir, c'est-à-dire à rendre connaissable et identifiable par l'intellect. Elle repose sur une pure abstraction. Par exemple, si l'on parle d'un fruit, nul n'est besoin d'avoir le fruit devant ses yeux, c'est-à- dire, de le saisir dans sa réalité physique, pour se le représenter. Or, le principe, incarné par l'arcane XIII, renvoie à des questions encore sans réponse. Plus que tout autre, il ne supporte aucune définition, parce qu'il constitue l'inconnu et l'indicible. Il échappe à tout cadre, il est hors norme, sans limite. Le mot est trop réducteur pour le contenir dans toute sa dimension.
- L'absence de bande inférieure signale l'impossibilité de lui donner un nom défini. Parce qu'aucun mot n'est suffisamment ambivalent pour représenter le principe défini par l'arcane XIII. Il ne s'agit pas seulement de la mort, mais tout autant de la vie; lui donner la dénomination “La Mort” exclut le principe de vie.
Sens initiatique
L'arcane XIII constitue une étape fondamentale de l'existence humaine. Sa situation dans le jeu est révélatrice de son effet: il ne décrit pas un terme ou une finalité puisqu'il se situe vers le milieu de l'ensemble des vingt-deux lames majeures. Il existe quelque chose après l'arcane XIII. Ce n'est qu'un passage, une transition d'un état à un autre. On peut envisager la lame sur trois plans:
le plan réel (physique)
le plan symbolique (intérieur)
le plan initiatique (spirituel).
Au niveau physique:
La lame est une illustration de la mort, mais elle n'est pas la mort pour autant, ou tout au moins, pas la mort en tant que fin. Elle signale les niveaux concernés: le corps est touché. Il revient à sa plus simple expression. Les différences physiques ne sont donc qu'artificielles puisque la construction du corps est la même pour tous. Elle implique un retour à l'état originel et induit le détachement par rapport au corps: le corps n'est qu'une enveloppe. D'autre part, elle contient la vie. En ce sens, si elle est fin d'un état, elle n'est pas fin de l'être. Elle agit au niveau du monde phénoménal, elle laisse intacte les fondements ou les racines de toute chose.
Au niveau symbolique:
La lame incarne le principe de transformation. Avec plus de force encore que la Roue de Fortune, elle réaffirme que tout est changement. Tout est susceptible de se rompre, de se casser ou de se briser. Ce n'est pas seulement, l'homme qui est mortel, mais ce sont aussi toutes ses créations matérielles ou affectives.
Au niveau initiatique:
La mort constitue un passage obligé. Il n'y a pas d'évolution envisageable sans mourir. Evidemment, il s'agit d'une métaphore. Le trépas n'intervient qu'à un niveau symbolique, comme l'expression de l'abandon de son ancienne personnalité (profane) au profit d'une nouvelle (initiée). Tous les rites initiatiques reposent sur le dépassement des limites et comportent un scénario funeste. "Le profane doit mourir pour renaître à la vie supérieure que confère l'initiation. S'il ne meurt pas à son état d'imperfection, il s'interdit tout progrès initiatique. Savoir mourir, est le grand secret de l'Initié, car, en mourant, il se dégage de ce qui est inférieur, pour s'élever en se sublimant.
Il ne s'agit pas seulement de se transformer mais aussi de se confronter au principe dérangeant et redouté de la mort, de comprendre sa signification occulte et d'abandonner les angoisses qu'elle génère. Prendre conscience de la véritable nature de la mort, revient à accepter pleinement et sans restriction la vie. Le Sage ne recherche, ni ne redoute la mort; il la considère simplement comme une étape naturelle et nécessaire. En cela, il cultive le détachement car découvrant et assumant l'intemporel, il accède à l'éternité.
Sens psychologique
L'arcane XIII renvoie à la représentation collective et individuelle que les hommes ont de la mort. La relation à la mort, à défaut d'expérimentation et de preuve, se fonde sur des croyances. Que l'idée se rattache à la métempsycose, définissant la survie de l'âme dans des incarnations successives; au devenir céleste, se référant à l'existence d'un paradis et d'un enfer; à la désintégration totale, évoquant l'anéantissement de l'être dans sa globalité corps - esprit, la mort est affaire de conceptions, plus ou moins argumentées, mais toujours subjectives. Sur un plan psychologique, les hypothèses, idéologiques ou religieuses, émises à son propos, interviennent comme des tentatives de réduction de l'angoisse. Il n'empêche que le mystère de la mort est traditionnellement ressenti comme angoissant et figuré sous des traits effrayants. C'est, poussée à son maximum, la résistance au changement et à une forme d'existence inconnue, plutôt que la crainte d'une résorption dans le néant.
L'immortalité, à ce titre, constitue le plus grand fantasme de l'homme et s'est incarné dans de nombreuses quêtes (tel le Graal). Plusieurs archétypes sont présents: le squelette, la faux, la mutilation. La treizième lame provoque nécessairement des réactions, alors que les autres peuvent laisser indifférent. Elle participe du même symbolisme que son nombre. La perception des autres arcanes est individuelle et repose sur la propre psychologie du sujet. Ici, la perception est en majeure partie collective. L'absence de nom contribue à créer un sentiment de crainte ou d'incertitude. Nommer, c'est connaître. Un nom est toujours rassurant : il permet l'échange et la communication. L'arcane XIII, sans nom, n'autorise pas cette identification intellectuelle. Elle ne s'adresse qu'au seul inconscient. Puisque, dans la composition et dans la découverte d'un arcane, l'image et le nombre (en tant que symboles) font appel à l'inconscient, alors que le nom repose sur une dimension consciente.
Du point de vue psychanalytique, tout ce qui peut être nommé est conscient. On parle à ce sujet de verbalisation. Toutes les pensées inconscientes n'accèdent à la conscience qu'à travers le verbe. Sinon, elles choisissent une manifestation symbolique, nécessitant une interprétation (comme dans le travail du rêve, par exemple).
L'arcane XIII renvoie aux angoisses de mort. Pas seulement, la mort physique, mais la destruction des situations mises en place dans sa vie. Il s'attache aux idées de morcellement, comme si son passage séparait ce qui était uni, ou plus exactement, ce qui paraissait uni. Il est rupture de l'équilibre.
Le Mythe
L'Arcane sans nom correspond à la fin d'un cycle, à la mort d'un état pour mieux renaître à un autre. Chaque progrès dans la conscience est une mort sur un plan inférieur. Les carnavals, d'hiver et de printemps, marquent un arrêt dans le temps qui passe. Ils célèbrent la fin d'une saison pour mieux accueillir celle qui va arriver. C'est pourquoi les rites du carnaval continuent à vivre dans cet arcane du tarot.
Le Bateleur, en arrivant à cette carte, va être dépouillé de tout ce qui ne lui est pas indispensable, de tout ce qui l'entrave dans sa route vers “ le Monde ”
L'ARCANE SANS NOM et les rites du Carnaval
A Éleusis, deux mille ans avant notre ère, il existait un rituel à la fin des fêtes de Déméter. C'était une sorte de carnaval, sacré et vraiment joyeux. Les nouveaux initiés prenaient en quelque sorte le pouvoir pendant quelques heures dans une liberté totale. A la fin des mystères, ils quittaient Éleusis pour retourner à Athènes. Le peuple qui avait assisté aux cérémonies à l'extérieur du temple, les prêtres, les notabilités de la ville, les élus, les devançaient pour arriver avant eux au pont sur le Céphise qui séparait le territoire consacré du profane. Les initiés étaient masqués et vêtus de longues tuniques, ils se rendaient méconnaissables et changeaient leur voix.
Lorsqu'ils arrivaient sur le pont, le hiérophante jouait de ses cymbales de cuivre. Alors commençait un déchaînement gestuel et verbal; les grossièretés fusaient pour déclencher les rires; puis les initiés s'attaquaient aux dignitaires et dénonçaient les scandales, les injustices. Protégés par leurs masques, ils désignaient du doigt leur victime: “ Toi, le juge, qui as été acheté pour tel procès et qui as fait mettre à mort un innocent. ” - “Toi, le roi, qui le sachant, a laissé faire. ” - “ Toi, le marchand, dont la femme a été choisie pour sa pureté et donnée au temple pendant une année, comment se fait-il que le voyageur, la nuit, était toujours le même? ” Nul n'était épargné et les dénonciations frappaient surtout les grands. Les initiés mimaient aussi les faiblesses des dirigeants; même les dignitaires religieux n'échappaient pas à leur justice. Le peuple hurlait de rire, applaudissait, et les accusés devaient rire également, ce qui n'allait pas sans mal. A la fin de la nuit, après un second coup de cymbale, les initiés relevaient leurs robes et couraient, suivis par la foule. Ils devaient se débarrasser de leurs masques et se mêler aux autres sans se faire reconnaître. Gare à celui qui se faisait prendre, car il n'était plus protégé et pouvait se faire rosser.
Cette cérémonie avait lieu en automne, ce qui peut-être a donné lieu au carnaval d'hiver, en se mélangeant avec les rites celtiques du 1er novembre. Pendant trois jours, les morts se mêlaient aux vivants. A. Van Gennep dit de cette fête: “ Ce n'est pas un hymne aux sens et à la chair comme on s'y attendait, mais un cri de douleur et de regret, le cri de l'animalité insatisfaite qui pense que toute jouissance doit finir”. Et Pasquier ajoute: “ L'idée est partout la même, ce n'est pas la jouissance d'aujourd'hui mais la mortification de demain”. En Bretagne, il existe une légende sur la nuit du 1er au 2 novembre: les gens qui vont mourir dans l'année marchent cette nuit-là derrière un squelette qui les entraîne dans une danse macabre et les conduit vers la tombe où ils dormiront bientôt. Une année, un jeune homme jura de savoir et se cacha pour guetter le cortège. On suppose qu'il s'y vit, car le lendemain on le retrouva dans le cimetière, il était devenu fou et il mourut peu de temps après.
Avant le début du carnaval d'hiver, au Moyen Age, on célébrait des mariages la nuit, aux flambeaux. Les mariées étaient veuves ou visiblement enceintes, ne portaient pas de couronnes de fleurs et leurs ceintures étaient sobres et non riches et brodées comme celles des autres mariées de l'année, supposées vierges.
Mais le carnaval le plus important fut toujours celui de février. A l'époque romaine, il se déroulait sous la protection de Carna, la déesse de la chair, et de Janus, son époux aux deux visages. Carnaval vient de Carna vale, la chair s'en va. On y fêtait le temps arrêté, la période de marge, d'attente. Cela durait une semaine pendant laquelle toute règle était abolie, les classes sociales n'existaient plus, la licence sexuelle se donnait libre cours. Au Moyen Age, l'Église ramena ce temps à trois jours et trois nuits, la période de marge des morts, selon toutes les croyances. Les carnavals médiévaux étaient bruyants, mais les instruments suivaient un rythme monotone que l'on retrouve encore actuellement à Bâle. La musique ne s'arrêtait jamais, et le troisième jour le paroxysme était atteint. Les déguisements étaient faits de peaux de bêtes, de plumes de volailles; les riches se mêlaient aux pauvres. Les hommes se travestissaient en femmes et vice versa. Les couples se mélangeaient. On tournait en dérision les prêtres, les dirigeants, en confectionnant des masques caricatures à leurs effigies. On devait danser ou déambuler tout le temps de la fête, il fallait se cacher pour dormir. Les haltes (bals) se passaient sur les ponts.
Cette fête réunissait symboliquement la mort, avec le squelette qui menait la danse, l'amour et la déambulation, le voyage, l'errance de la vie.
Dans certaines villes, les maîtres prenaient la place de leurs serviteurs et ils échangeaient quolibets et accusations. Le peuple touchait même au roi par le truchement du roi du carnaval, baudruche couronnée d'herbes folles et d'orties, traité comme un roi en exercice jusqu'au dernier jour.
Le temps s'arrêtait pour mieux régner. On ne se mariait pas, “ on ne liait, ni attachait ”. Les cloches ne devaient pas sonner. On ne pouvait ni tisser, ni filer, et les cordiers, corporation crainte car ils fabriquaient les cordes des pendus, arrêtaient leur travail la veille du début du carnaval. La fin du carnaval se situait à minuit, le jour du Mardi gras.
La mort ouvrait et fermait le carnaval. On brûlait l'effigie du roi du “Sire de la folie” en le jetant dans un grand feu, avec les costumes et les masques. Lorsque c'était un homme vivant, comme dans les Balkans et en Italie du Nord où on choisissait parfois le plus gueux du village pour le représenter, on le chassait en lui lançant des pierres et en le frappant avec des baguettes et il avait intérêt à courir vite. Cette coutume était probablement la survivance d'un rite plus sanglant.
Un grand silence succédait aux bruits de la fête. Selon les régions, le squelette, seul masque restant, ou un vieillard muni d'une lampe, traversait la place du village, parcourait les rues pour s'assurer qu'il n'y avait plus personne dehors et que Carême pouvait entrer.
Carnaval et mystère en Catalogne au XIVe siècle
A la fin du carnaval, vers 1350, sur le parvis des cathédrales de Barcelone, de Gérone, était donné un étonnant mystère, dont les acteurs étaient des figures du tarot. D'abord un squelette entrait en scène en dansant, puis cinq autres personnages arrivaient: une femme déguisée en Impératrice se mirait dans un miroir, un étudiant figurant le Bateleur jouait aux dés et portait une baguette, le Pape marmonnait des prières, l'Hermite déambulait appuyé sur un bâton, et un bouffon, au chapeau garni de clochettes, le Mat, faisait des pitreries pour amuser la foule. La mort tendait d'abord la main à l'étudiant (Bateleur) qui s'esquivait, se cachait dans la foule, mais finissait par se laisser toucher par le squelette et entrait dans sa danse; puis ils s'approchaient de l'Hermite et engageaient avec lui un dialogue métaphysique; l'Hermite se laissait convaincre et se mettait lui aussi à danser; tout comme l'Impératrice et le Mat, pour qui faire rire dans ce monde ou dans l'autre ne posait pas de problèmes. Alors venait le tour du Pape, qui avait peur, ne voulait pas mourir, flattait le squelette et pleurait bruyamment sous les huées et les rires de la foule. Enfin le Mat attrapait la main du Pape qui entrait dans la ronde en sautant maladroitement. Puis le mystère se terminait avec la disparition des acteurs et le carnaval s'achevait.
Le carnaval de Romans en 1580
L'année précédente avait été mauvaise, les récoltes maigres, ce qui avait entraîné des privations de toutes sortes. Les paysans de la région de Romans firent un cahier de doléances. Les artisans de cette ville choisirent Jean Serve, marchand drapier, comme chef pour faire aboutir leurs revendications. Mais la classe dirigeante ne voulut rien entendre. Marie de Médicis séjourna alors dans cette ville et fit appeler Jean Serve. Elle lui demanda pourquoi il s'élevait ainsi contre le pouvoir. Celui-ci balbutia qu'il avait été élu par le peuple pour obtenir la satisfaction de leurs revendications inscrites sur le cahier de doléances, tout en restant debout devant la reine. Les notables eurent beau crier: “ A genoux, à genoux ”, il ne s'agenouilla pas. La reine déclara alors au juge Guérin, le représentant des nobles et des riches bourgeois: “ Quand on veut punir une ville rebelle on ne va pas choisir particulièrement ceux qui sont cause du mal, car on punit tout sans différence. De telle sorte que, le plus souvent, les bons pâtissent pour les mauvais. Pour éviter cette punition il faut que les gens de bien se rendent les maîtres. ”
C'était très clair, toute la ville serait condamnée si la révolte n'était pas matée. Mais l'affaire ne s'arrangeait pas et les préparatifs du carnaval de février 1580 eurent lieu dans une atmosphère tendue au maximum. Le premier jour, la confrérie de Saint-Blaise, celle des drapiers, dansa en brandissant des râteaux, des fourches, suivie des autres confréries populaires; ils allèrent dans les beaux quartiers crier que les habitants de ces rues s'étaient enrichis aux dépens des pauvres gens, certains même dirent “ qu'avant trois jours la chair des chrétiens se vendrait à six deniers la livre ”. Les bourgeois prirent peur. Nouvelle audace, Jean Serve, déguisé en ours, chassa le représentant des classes aisées de son siège consulaire et l'occupa. Dans la ville, la procession des riches, costumés magnifiquement en rois, juges, Turcs, etc., croisa celle des artisans dont le héraut était monté sur un âne, habillé de rouge et de bleu, couleurs de deuil en Dauphiné. Les gens du peuple étaient déguisés en animaux: chapons, lièvres, moutons, etc. “ Ce sont des animaux de mauvais augure, entendit-on chez les dignitaires, ils se laisseront égorger comme des porcs. ”
Le 14 février, la nuit précédant le Mardi gras, les confréries de masques “pauvres” débouchèrent sur la place où les autres dansaient. Les femmes s'affolent, crient, c'est la panique; les riches appellent les spadassins, font sonner le tocsin et le carnage commence. Jean Serve est abattu d'un coup d'épée. Les paysans essaient de se sauver en se jetant dans l'Isère glacée. Le boucher et huit autres “ meneurs ” seront pendus. Les juges ordonneront de suspendre par les pieds une effigie de Jean Serve et de jeter son cadavre à la voirie car “ trop pourry et puant ”. Quand carnaval s'acheva, la révolte était matée...
Pauvre roi de carnaval
En Italie, près de Turin, en 1880, les gens d'un petit village nommèrent comme roi de carnaval un simple d'esprit, mi- innocent, mi-bouffon. Mais ce roi, à qui tous devaient obéir, fit tellement de drames, causa tant de scandales en dénonçant des abus, en révélant des secrets de famille bien cachés, qu'il fut retrouvé un matin poignardé hors des limites du village. La police vint faire l'enquête pendant qu'on élisait un autre roi.
Car on n'arrête pas carnaval. Pourtant ce pauvre hère respectait, sans le savoir, les coutumes les plus anciennes de cette fête, celles d'Éleusis.