LE CHARIOT
Interprétation
1. La carte est coupée en deux parties distinctes (le bord supérieur du chariot fait office de frontière). Le plan supérieur est organisé et structuré alors que le plan inférieur est chaotique et affiche un graphisme précipité décrivant une scène incohérente. Cette inadéquation peut révéler un dysfonctionnement visible pour l'observateur mais invisible, en revanche, pour le conducteur dont le regard n'est pas dirigé vers son char.
2. Le jeune homme rappelle étrangement l'Amourevx de l'arcane VI, sorti victorieux de l'épreuve du choix. Il est possesseur des attributs royaux : la couronne et le sceptre. Il est donc porteur d'une expérience, ayant prouvé ses compétences et obtenu des résultats à la hauteur de ses mérites. Contrairement au Bateleur qui se situe en phase d'initiation, le conducteur du Chariot est à un stade supérieur d'évolution. Il a accompli une partie du parcours, a franchi les premières étapes, ce qui lui permet d'accéder ainsi à une ère de réalisation matérielle.
Il fait penser à un jeune prince partant à la conquête du monde. Il n'a ni la rigidité, ni l'immobilisme, ni la rectitude de l'Impératrice ou de l'Empereur. Sa jeunesse lui confère une certaine innocence associée à un manque de puissance par rapport aux responsabilités qui lui incombent. A ce sujet, on peut noter que son sceptre ressemble à un jouet, une sorte de copie destinée à l'enfant qu'il est encore.
3. La recherche de sa tenue vestimentaire traduit la richesse de sa position. Il est aux antipodes du dépouillement, incarnant ainsi l'homme socialement réalisé, obligé d'arborer un costume faisant office de signe de reconnaissance et de distinction. Ce n'est plus là l'être naturel et essentiel (le Bateleur) mais l'être sophistiqué et superficiel. Il est tenu de jouer un rôle, gratifiant mais pesant, sans se démarquer des limites établies.
Les deux visages évoquent le Soleil et la Lune car le conducteur du Chariot se situe avant tout comme symbole unificateur des polarités active et passive, la progéniture équilibrée de l'Impératrice et de l'Empereur (3 + 4 = 7). Il signe une étape supérieure. Si l'Amoureux est l'épreuve, le Chariot en est la récompense dans l'assimilation et l'intégration des divisions. On retrouve le septénaire des planètes, représenté par l'ensemble que constituent le conducteur, les deux masques et les quatre colonnes : Les deux épaulettes, elles, seraient la symbolisation de la lune et du soleil. Si l'on continue dans cette hypothèse, les colonnes symboliseraient les planètes Mars et Vénus, Jupiter et Saturne; le conducteur serait Mercure en personne.
4. Les quatre colonnes se rapportent au quaternaire des points cardinaux, des saisons et des éléments. Elles précisent la nature du pouvoir du jeune prince en même temps que sa limite. En effet, l'action du Chariot est plus étendue que celle de l'Impératrice. Chez cette dernière, l'autorité s'exerce sur les hommes alors qu'ici, c'est de la Nature et du Monde dont il est question. Seulement le quatre fortifie, consolide et stabilise en limitant et en enfermant. C'est certes le nombre du cadre dans sa vertu protectrice mais c'est aussi celui des frontières dans leur fonction limitative. En ce sens, le pouvoir du Chariot, comme celui de l'impératrice, n'est que matériel et non pas intérieur. Les couleurs des colonnes (deux rouges et deux bleues) participent à la même signification que les masques solaire et lunaire figurant aux épaulettes. Elles rappellent la présence, dans l'unification, de la dualité.
Le dais chair s'apparente à un rideau de théâtre. Il donne le sentiment que la scène se déroule non pas du haut d'un véhicule mais du haut d'une tribune ou d'un balcon. C'est un peu comme si le jeune prince se donnait en représentation, s'exposant aux regards de ses sujets ou se préparant à déclamer un discours à une foule invisible. Une question s'ébauche alors : « Ne s'agit-il pas d'un acteur ? » De plus, de même que pour la Papesse, l'étoffe ferme toute perspective d'ouverture, horizontale dans l'arcane II et verticale dans l'arcane VII. On retrouve les propriétés protectrices mais en fermantes du quaternaire des colonnes.
5. La scène du bas présente plusieurs incohérences volontaires et significatives. Le véhicule, tel qu'il est dessiné, est dans l'impossibilité d'avancer. Si son existence est réelle, son utilité l'est beaucoup moins. Il est entièrement, à l'exception du bord supérieur, couleur chair, certainement pour le rapprocher de l'homme en tant que création issue de son mental et de son travail. Son dysfonctionnement apparent met en cause la perfection de l'œuvre humaine en opposition à l'œuvre divine. Le char constitue un symbole majeur : on pense au char de Zeus, d'Apollon, de Mithra, de Shiva, etc.
Les initiales S.M. signifient Sa Majesté. Ou encore, dans une interprétation plus ésotérique : Soufre et Mercure, éléments fondamentaux entrant dans la composition du Grand Œuvre. Les auteurs, qui donnent cette signification aux initiales, suggèrent le degré d'initiation du conducteur. L'arcane prend alors une dimension ésotérique.
6. Le cheval, du fait de son caractère fougueux et de sa puissance, représente le ça, la force du désir. Le dompter, c'est maîtriser les pulsions internes; ne dit-on pas que le cheval est la plus belle conquête de l'homme. Dans la tradition, le cheval devient un compagnon indispensable à la réalisation humaine. Il est la monture des messagers, des chevaliers et des guerriers. Il aide l'homme dans son travail. Nombreux, d'ailleurs, sont les chevaux cités dans les récits mythologiques ou religieux : Pégase, le cheval ailé, le cheval de Troie, grâce auquel les grecs vainquirent les troyens, les quatre chevaux de l'Apocalypse, Bucéphale, le cheval glorieux d'Alexandre le Grand.
Une même opposition anime les deux chevaux. Là encore, étant donné, la direction réciproque de leur corps, toute possibilité de mouvement est entravée. Ils représentent le déchirement menaçant une avancée trop précipitée. Ils signalent la nécessité de mettre de l'ordre ou encore l'avantage qu'il peut y avoir à ne pas bouger, c'est-à-dire à ne pas s'aventurer dans des régions encore inconnues. On retrouve une fois de plus ce jeu d'alternances du rouge et du bleu, symbolisant la mise en relation des énergies respectives.
7. Si les chevaux manifestent la division dans leur attitude corporelle, les regards unanimement tournés vers la gauche décrivent une union mentale. Le comportement psychologique est identique chez les deux chevaux et chez l'homme. Il est nécessaire de réfléchir (gauche) avant d'agir (droite). Toute décision doit procéder de l'intuition, seule garante de la réussite future. Comme pour le Bateleur, la Papesse, l'empereur et l'amoureux, le passé est plus enrichissant que l'avenir, en ce qu'il délivre des enseignements fondamentaux pour l'évolution de l'homme. L'introversion indiquée permet la méditation constructive sur ses expériences antérieures, sur sa propre histoire comme sur celle de l'humanité toute entière.
Le Nom
C'est : « Le Chariot »
Définition du Larousse : "Voiture à quatre roues utilisée pour le déplacement et parfois le levage de charges ou de matériaux sur de faibles distances".
Pour la première fois, le nom désigne un objet matériel et non pas une personne physique, réelle comme le Bateleur, ou imaginaire, comme la Papesse. Le véhicule est donc survalorisé puisqu'il devient l'élément essentiel de l'arcane : l'objet prime sur le sujet. Ici, la possession est plus fondamentale que l'être. Or, si l'on se réfère à la définition du Larousse, il s'agit, d'après le graphisme, plus d'un char (deux roues) que d'un chariot (quatre roues). Le nom n'est donc pas conforme à l'image et cette erreur est certainement voulue. Quel peut en être son sens ?
« Le Char » aurait été un nom gratifiant, à connotation guerrière. L'appellation "Le Chariot" atténue très sensiblement le faste de la scène et le pouvoir réel du personnage. En outre, elle supprime toute notion de combat ou de victoire. Elle conduit au pacifisme en même temps qu'à la dérision. Le conducteur n'est pas malgré l'apparence qu'il présente le triomphateur qu'il souhaiterait être; sa possession est en fait bien insignifiante au regard de l'univers même si elle est exemplaire à ses propres yeux. Le Chariot est le jouet que l'on donne à l'enfant, tout comme le sceptre.
Toutefois, si l'objet est à ce point mis en avant par le nom de l'arcane, c'est bien qu'il intervient en représentant de la réussite de l'homme. C'est parce que l'homme est possesseur d'un objet, en l'occurrence ici d'un Chariot, que l'on estime qu'il a réussi. Et, c'est pourquoi l'arcane VII nous place dans l'ère de l'artifice et non pas dans celle de la réalisation, car la réalisation n'a pas besoin de preuve tangible ou visible.
Sens initiatique
Le Chariot nous amène aux portes de l'illusion, là où tout n'est qu'apparence et mascarade. L'arcane nous présente ainsi une parodie de réussite. Si l'objet est tant investi, c'est parce que sa fonction est de porter l'homme avant même de le transporter, c'est-à-dire de l'élever, de le placer au-dessus des autres, ceux qui ne possèdent encore rien. Elle est signe extérieur de richesse. Tout comme à l'heure actuelle, l'homme affiche sa position sociale par des marques identifiables : modèle de voiture, maison, habillement, sorties, etc. Le Chariot, à ce titre, est l'incarnation d'une réussite sociale. Si l'Impératrice symbolise l'exercice du pouvoir, le Chariot représente le fruit de cet exercice, ce qu'il apporte, les profits et les gains. Mais plus que d'argent, c'est de l'image dont il est question. Plus précisément même, du regard des autres. Or, ce que l'arcane exprime dans une lecture secondaire, c'est le peu de réalité de la position hiérarchique élevée. C'est pourquoi, il revêt un aspect caricatural, comme pour se moquer du personnage : lui donnant un vêtement si sophistiqué qu'il en devient ridicule, si ornementé qu'il en devient pesant, lui conférant un véhicule, qui ne peut pas avancer et donc remplir son rôle. Tout est apparence. L'essentiel ici est de paraître plus que d'être.
Dès lors, l'objet devient tout-puissant. Pourtant, seule une bonne exploitation garantit un bénéfice et un intérêt à la possession. Posséder un char, sans pouvoir avancer, confine à l'absurde et à l'inutilité.
La philosophie du yoga nous donne une définition tout à fait pertinente du char. Selon un très ancien symbolisme, le Jivatman est comparé au maître du char.
Le corps est le char proprement dit (le véhicule). L'intelligence supérieure (buddhi) correspond au cocher. Le mental (manas) constitue les rênes. Les facultés des sens (indriya) forment les chevaux.
Le mauvais attelage, où les chevaux sont indomptés et vont à leur guise, où les rênes sont lâches, où le conducteur n'a aucun contrôle sur ses chevaux et ne peut diriger sa voiture vers un but défini, sert à illustrer la situation de l'homme sans contrôle sur ses sens, chez qui les différents éléments du psychisme ne sont pas ajustés, chez qui l'intelligence des vérités supérieures est assoupie, et qui en conséquence est incapable d'atteindre le but « d'où l'on ne revient pas » pour renaître à nouveau.
Le conducteur du Chariot ne peut incarner la résolution des divisions, la maîtrise du mental, la paix d'esprit. Son char est entravé dans son mouvement, les chevaux vont à hue et dia, les rênes sont absentes. C'est en cela que sa réussite n'est qu'apparence. Une possession matérielle ne peut conférer la réalisation intérieure.
L'objet peut même s'avérer dangereux et néfaste. L'attachement, la précipitation, l'orgueil, la présomption, l'avidité, sont autant de causes de perdition. Un récit mythique nous en propose un bel exemple. Il fait également intervenir l'existence d'un char.
Hélios, divinité grecque, avait pour responsabilité d'aider le soleil à accomplir sa course quotidienne. Or, cette lourde tâche nécessitait une grande expérience, une précision et une ponctualité, que seul le dieu solaire possédait. Son fils, Phaéton, désireux de se substituer à son divin père, afin de conduire le char du soleil, parvient par un fin stratagème, à s'emparer du char d'Hélios. Cependant, les chevaux habitués à leur maître, dès qu'ils perçoivent le conducteur étranger, se montrent rebelles et s'engagent dans une course précipitée et désordonnée. Le pauvre Phaéton se révèle incapable de diriger le Char du Soleil. Il cause des désastres : brûlant des terres, noircissant, dit-on, pour toujours la peau des africains, incendiant des cultures. Zeus, alerté du chaos qui règne sur terre, foudroie sans pitié l'imprudent Phaéton. Cette allégorie nous montre à quel point l'expérience et la maîtrise sont fondamentales. La matière, si elle devient source d'orgueil, ne peut qu'abaisser.
Également, tout attachement, matériel et même affectif, se révèle entravant pour l'évolution spirituelle. On prête souvent la notion de non attachement aux philosophies et religions orientales, en oubliant que le christianisme se fonde aussi sur ce principe. Le détachement n'est d'ailleurs pas à entendre comme non possession, mais bien plus comme capacité à se séparer naturellement et sans souffrance de ses possessions, à les abandonner même le cas échéant.
Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s'en alla tout triste, car il avait de grands biens. Jésus dit à ses disciples : Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.
Ainsi, la réalisation intérieure ou l'élévation spirituelle s'organise dans le dépassement des réussites sociales, des richesses et des possessions matérielles.
Toutefois, tout n'est pas négatif dans le septième arcane du Tarot, loin de là. Effectivement, dans son sens divinatoire, le Chariot représente principalement la réussite sociale. Il réjouira donc le consultant qui le tire, puisque l'une des aspirations de l'être humain semble justement être de réussir professionnellement et financièrement, d'accéder aux sommets, d'atteindre la notoriété et la considération publiques et ce sont tous ces idéaux que l'arcane VII promet. Cependant, et c'est pourquoi il est tellement important de séparer le sens initiatique du sens divinatoire, le Chariot met en garde contre un trop grand investissement de l'image aux dépends de l'être. Le conducteur du char est certes admiré, mais est-il aimé ? Il a certes réussi, mais est-il réalisé ? Il est aux sommets que tant d'autres cherchent à atteindre, mais est-il pour autant heureux ? Voilà toutes les questions auxquelles nous confronte l'arcane VII. En cela, il nous enseigne à faire la différence entre réussite et réalisation, entre accession à des buts et accomplissement de son être. Cette distinction, facile peut-être à établir sur le plan théorique, est beaucoup plus difficile à expérimenter au niveau du vécu. La réalité quotidienne nous invite, en effet, souvent à accepter les valeurs que la société de consommation porte en avant comme garantes du bonheur. On oublie alors bien vite que l'épanouissement ne tire sa substance que de la seule évolution intérieure : les possessions, si elles peuvent apporter un certain confort à l'existence, ne suffisent pas.
Sens psychologique
Le Chariot situe la frontière entre le personnage social et la réalité de l'individu. Tant que l'homme se définit par rapport à un métier, une personne ou un objet, il ne trouve pas sa véritable identité. Ici, l'objet est tellement investi que l'homme se reconnaît en lui et c'est justement dans cette identification que réside le danger car qu'adviendra-t-il lors de la disparition du référent ?
Aucune position, aussi haute soit-elle, n'entraîne nécessairement dans son sillon le bonheur. On peut avoir réussi, au sens matérialiste du terme, et être malheureux. Beaucoup en ont fait, en font et continueront à en faire l'expérience. Le Chariot invite au détachement par rapport aux aspirations humaines. Il ne prône pas un rejet de la réussite sociale mais il invite en revanche à une prise de distance envers celle-ci. On est dans le mode de la projection, de la définition toute faite, de la modélisation de l'individu.
Le Mythe
Le Chariot symbolise la recherche de l'équilibre entre les forces du jour et de la nuit, l'action de la volonté sur la matière qui ne trouve sa solution que dans l'amour. Dionysos, le dieu deux fois né, règne sur les abîmes de la folie et la furie de l'ivresse sacrée, mais révèle également les autres à eux-mêmes. Il n'enlève son masque que lorsqu'il dort près d'Ariane. C'est pourquoi le mythe de Dionysos continue à vivre dans cet arcane du tarot.
Le Bateleur, en arrivant à cette carte, va devoir lutter pour conquérir l'équilibre, le garder et le maîtriser car il rencontre pour la première fois les abîmes.
Le Chariot et le mythe de Dyonisos
L'origine de Dionysos reste mystérieuse; on le dit venu des régions montagneuses du Tibet ou du nord de l'Inde. En Grèce, où son mythe arrive tardivement, on l'appelle le dieu étranger. De sa naissance indienne on ne connaît rien, mais la mythologie grecque le fait venir au monde deux fois. Fils de Zeus et de Sémélé, une mortelle, il est d'abord victime de la jalousie d'Héra. Celle-ci conseille en effet à Sémélé, enceinte de six mois, de demander à son divin amant de lui apparaître dans toute sa lumière. Alors celui-ci se montre dans toute sa splendeur et bien sûr, foudroie Sémélé. Pour sauver l'enfant né avant terme, Zeus fait une incision dans sa cuisse, l'y place, puis recoud l'ouverture. Dionysos sortira de la cuisse de Jupiter à neuf mois. C'est ainsi qu'il naît deux fois. Zeus le confie à Ino, mais Héra le fait poursuivre par les Titans. Ceux-ci déposent dans une forêt quelques objets sans importance, des jouets d'enfant et un miroir. Dionysos le ramasse, s'y regarde et pour échapper à l'épouvante qui s'empare de lui en se contemplant, en voyant ses abîmes, il se métamorphose successivement en lion, en cheval, en bélier, en serpent, enfin en taureau. C'est sous cette dernière forme qu'il vit sa passion. Les Titans le démembrent, le font bouillir dans un chaudron. Zeus alors lance sa foudre sur les Titans, prend le cœur de son fils dans ses mains et ainsi le rend à la vie.
Dionysos apparut sur terre pour la première fois sur les rivages de la Thrace, à bord d'un étrange navire. Les voiles toutes noires claquaient au vent d'hiver, noires également étaient la coque et la proue en forme de croissant de lune. Seul passager, il se tenait à l'avant, blond et tout bouclé, son corps blanc était un peu gras. En le voyant si jeune et si efféminé, des villageois se mirent à rire, puis lui demandèrent qui il était. "Je suis fils de dieu", fut la réponse, mais dans un silence si pesant que les hommes devinrent inquiets. A ce moment-là des femmes sortirent de la mer, leurs robes collées à la peau. Brusquement le tumulte succéda au silence : les voiles se mirent à claquer violemment et le son d'instruments invisibles retentit. Les femmes hurlantes s'arrachèrent leurs vêtements, grattèrent le sable avec leurs mains. Les villageoises, devant les hommes interdits, se joignirent à elles en dansant, entrant dans un délire furieux. L'étranger blond se mit en marche, se dirigeant vers les montagnes, entraînant à sa suite toutes les femmes gesticulantes et comme possédées. Elles prirent avec elles les enfants du village en les traînant par les membres ou en les saisissant par le cou. Les hommes se sentaient cloués au sol par une force invisible. Sur le chemin des montagnes, les autres villages subirent le même sort. Les cris des femmes se mêlant à ceux des bêtes sauvages retentissaient, venant des sommets. Il y avait du sang répandu sur leurs traces. Plus personne ne revit les femmes et les enfants. Mais le dieu blond bouclé aux airs efféminés et à l'étrange sourire ne fit plus jamais rire.
Ainsi au début de l'hiver, s'installa le culte de Dionysos en Grèce, dans un bruit effrayant qui succédait à un silence lourd, les deux rythmes de la tragédie. Sa légende dit qu'il affectionnait les endroits sauvages, que le miel et le lait jaillissaient des roches sur un signe de lui. En une nuit, il faisait sortir de terre la vigne. Au matin, il faisait boire aux femmes du vin, ce liquide sombre comme le sang, qui réchauffait leurs corps et donnait à leurs esprits l'excitation divine. Plus tard, Dionysos devint le double d'Apollon. Lorsque ce dieu, en hiver, partait pour Hyperborée afin d'y passer cette saison dans des jardins harmonieux et de réchauffer la nature, Dionysos apparaissait sur son char. Les deux dieux ne se rencontraient jamais; ils symbolisaient les deux aspects d'une même divinité et sur terre représentaient les deux portes de l'année, de l'hiver vers l'été, portes - équinoxes qui ouvrent les voies de l'initiation.
Quand Apollon revenait pour éclairer le monde, Dionysos s'en allait au fond des mers, chez Thétis, la Titane qui règne sur les profondeurs maritimes. Il y retrouvait la douce Ariane, recueillie par lui après son abandon par Thésée à Naxos.
Le culte de ce dieu se répandit rapidement dans toute la Grèce, semant le désordre et le scandale. Penthée, roi de Thèbes, voulut faire cesser les bacchanales des femmes. Il fit prisonnières celles qui déliraient et fit amener devant lui un étranger soupçonné d'être un prêtre de Dionysos. En fait c'était le dieu lui-même. Le roi ordonna, ô sacrilège, de couper ses boucles blondes. Aussitôt la terre se mit à trembler, les femmes sortirent de la ville et furent prises de convulsions extatiques. Car Dionysos est le maître des énergies non révélées à la lumière du conscient. Puis le dieu mit un masque sur la raison de Penthée pour lui faire avouer ses désirs secrets. Le roi révéla alors qu'il voulait voir les cérémonies des femmes, y assister sans y participer. Dionysos le déguisa en femme et Penthée, tremblant d'une excitation inconnue, le suivit dans la montagne. Arrivés dans une clairière le dieu courba un pin, fit asseoir le roi dessus, puis le laissa remonter. Penthée comprit soudain, en voyant la lumière qui entourait Dionysos qu'il avait devant lui le dieu lui-même. Pris de terreur, il vit s'approcher les femmes, en proie au délire, dansant et hurlant aux sons des cuivres et des cymbales. En tête de la meute s'avançait la propre mère du roi, Agavé.
Possédées, hors d'elles, les furies attirèrent au sol le pin, se saisirent de Penthée et le mirent en pièces, Agavé lui arrachant la tête sans le reconnaître. Puis dans un silence total, la danse s'arrêta, les membres déchiquetés du roi se rassemblèrent, la tête alla rejoindre le corps. Dionysos souriait tranquillement. Son front était couronné de lierre, symbole de la persistance des désirs au-delà de la raison. Le roi de Thèbes avait subi son initiation, il s'était révélé à lui-même. Le mythe dionysiaque donne la connaissance de soi, mais avec brutalité et sauvagerie. Elle s'empare violemment de celui qui est resté trop longtemps ignorant de ses désirs cachés. Dionysos est le roi des abîmes, c'est pourquoi il rend fou.
Pour les Grecs de l'Antiquité, la folie était un savoir mystérieux. Aussi le rayonnement de Dionysos fut-il immense. Dionysos, qui est dévoré par le feu et nourri par la terre, a comme protectrices Thétis et Ariane, la mer et le ciel (en effet la demeure d'Ariane se trouve dans la couronne Boréale qui brille au septentrion); en lui les quatre éléments s'harmonisent. Il règne sur les vivants et les morts, son char en forme de proue de navire est tiré par un cheval blanc et un autre noir, venu de l'autre monde. Il ne faut pas oublier que Dionysos envoya le sphinx à Thèbes et que Cerbère, le chien des enfers, lui lèche les pieds.
Dionysos porte toujours un masque, souriant lorsqu'il prend l'apparence d'un homme, semant la folie lorsqu'il se métamorphose en animal. Il n'y a que pendant son sommeil près d'Ariane qu'il l'enlève. Ce masque du maître initiateur est à l'origine de la tragédie, représentation matérielle d'un mythe. Dans l'Antiquité, les spectacles se déroulaient comme des cérémonies religieuses, associées à l'exercice de la magie pour la guérison du mental. Les fêtes athéniennes en l'honneur de Dionysos, les Anthestéries, se déroulaient en fin d'hiver, vers notre mois de février. Ce jour là les morts rendaient visite aux vivants. Au silence de la fête de la journée succédait le vacarme de la nuit. Une grotte en dehors de la ville était décorée pour recevoir le char du dieu; on y voyait tous les végétaux et les fleurs qui constituent la flore de l'hiver. Chaque plante fanée était immédiatement remplacée par une fraîche. A l'entrée de la grotte on mettait des oiseaux en cage, attachés par des rubans. C'était un hommage à l'harmonie de la nature. Le char du dieu, long de 22 coudées, large de 14, recouvert de lierre et traîné par cinquante hommes, arrivait d'Athènes suivi par une procession de femmes. Un trucage théâtral faisait couler d'un côté du lait, de l'autre du miel. Les bacchantes couronnées d'or mâchaient du laurier-rose pour atteindre l'extase. Le poison contenu dans cette plante, du nitrate de potassium, fait délirer. Lorsque le cortège atteignait la grotte, les oiseaux étaient lâchés et tous les participants essayaient de les attraper.
Dans une autre civilisation, au Mexique, il existait un dieu blond et blanc au corps de serpent à plumes, Quetzalcoalt, qui a d'étranges affinités avec Dionysos. Il était initiateur, révélateur des mystères de l'au-delà. Mais le jour où il ramassa un petit morceau d'obsidienne polie, le miroir des Indiens d'Amérique, que des divinités rivales avaient laissé sur son passage, il se regarda et sa propre image le fit hurler de terreur et s'enfuir à l'Est. Sa légende dit qu'il en reviendra un jour pour apporter la paix. Les aztèques l'attendirent longtemps, ce dieu blanc; malheureusement pour eux, lorsqu'il revint par l'Est, il provoqua leur ruine, car ils crurent qu'il s'était réincarné dans les conquérants espagnols.