LA ROUE DE FORTUNE
Interprétation
1. La roue, et donc la Roue de Fortune, représente traditionnellement l’Univers, le Cosmos ou la Terre. Ceci d’ailleurs alors que les hommes considéraient la Terre comme étant plate ou carrée, la représentation graphique et symbolique du monde était, et est toujours, circulaire. La roue contient. Comme le cercle, elle n’a ni commencement, ni fin. Aussi, elle symbolise le Tout. La roue solaire comporte six rayons alors que la roue lunaire en compte huit. Paul Marteau, à ce sujet, nous dit :
« Les rayons de la roue, étant de même essence, représentent un lien entre la vie intérieure et la vie extérieure, leur nombre 6 indique les six plans évolutifs, c’est-à-dire allant des vibrations les plus lourdes aux plus subtiles : Physique, Animique, Mental, Causal, Spirituel, Divin. Il y a six rayons et non sept, car un septième plan symboliserait un terminus et détournerait la Lame de son sens propre qui est de marquer l’évolution ».
Mais, on peut voir également ici une référence au sénaire, c’est- à-dire à l’Amourevx et donc à la notion de choix. Peut-être que l’homme dispose de moyens d’interventions ? Peut-être n’est-il pas aussi attaché à la roue qu’il pourrait le supposer ? Nous aborderons longuement cette question lors du sens initiatique de l’arcane.
La deuxième notion que sous-tend le symbolisme de la roue est celle de mouvement. Il ne s’agit pas simplement de la rotondité de la forme, mais également du mécanisme qui l’anime : une roue tourne et se rattache en cela au mouvement perpétuel, à l’éternel recommencement. La circonférence, sur laquelle se trouvent les animaux, est couleur chair pour signifier la place qu’occupe l’homme au niveau de la roue. Il n’est pas au centre mais à la périphérie. S’il constitue un élément fondamental, une partie intégrante du monde, il n’en demeure pas moins soumis, étranger au centre, et non pas actif, participant pleinement au mouvement. Le symbolisme spécifie bien la position de l’être humain à l’extrême opposé du milieu.
2. Pour la première fois apparaissent des animaux dans une des images du Tarot. On retrouve des représentations animales dans la Force et le Monde. Or la Roue de Fortune + la Force = le Monde (10 + 11 = 21). Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.
Pourquoi avoir dessiné des animaux et pas des hommes? Certainement pour signifier que le mouvement de la roue concerne tous les êtres de la création et pas uniquement l’homme. D’autre part, l'animal, dans sa valeur archétypale, incarne les couches profondes de l’inconscient. Il se rattache à la libido, aux pulsions du ça, aux désirs.
Ces trois animaux sont de conception surréaliste. Ils ne sont pas identifiables mais semblent composés d’un mélange de différentes races, associées en un curieux assemblage. Ce ne sont donc pas véritablement des animaux, ou plutôt, ce ne sont pas que des animaux. Ils incarnent un autre principe : celui de la totalité. En eux se retrouvent tous les êtres de la création, ils ouvrent sur la multiplicité. En dernier lieu, ils sont habillés. Or, se vêtir est un comportement spécifiquement humain. Cela n’évoque-t-il pas une proximité avec l’homme. Ne sont-ils pas des caricatures ? En fait, la raison peut être tout simplement que l’homme et l’animal sont égaux dans leur soumission à ce perpétuel mouvement. Si on considère la roue comme symbolisant le temps, ou encore les saisons, tous les êtres subissent les mêmes rythmes. Il y a conformité des expériences.
Ces animaux sont au nombre de trois. Encore une fois, le ternaire est mis en évidence, parce que tout se compose de trois parties : le temps avec ses trois séquence : passé, présent et avenir, comme l’espace avec ses trois dimensions : longueur, largeur et hauteur. La roue est Une et Un se compose de Trois.
Le ternaire marque le retour à l’unité, d’où le symbolisme du triangle : deux points séparés dans l’espace (la base) se rejoignent en un troisième point situé plus haut (le sommet). De la même manière, les trois animaux sont disposés en triangle. Il y a donc insertion d’une forme triangulaire dans un espace circulaire. Les deux conceptions occidentale et orientale sont proposées. La tradition occidentale, et surtout la société contemporaine, définit le monde par une forme pyramidale : il faut s’efforcer d’atteindre le sommet; tout autre est la position orientale qui définit le monde de manière sphérique.
Trois phases sont donc présentées :
La phase ascendante : le chien jaune qui monte.
La phase descendante : le singe chair qui descend.
La phase d’équilibre : le sphinx bleu aux ailes rouges.
On pourrait encore les définir selon le modèle hindou :
Le principe créateur (Brahma)
Le principe destructeur (Shiva)
Le principe conservateur (Vishnu)
Ou en référence au temps :
La jeunesse
La maturité
La vieillesse
On pourrait ainsi continuer longtemps les comparaisons. Tout système se définit à partir de ce rythme ternaire.
4. Le chien jaune constitue donc la phase ascendante. Sa couleur montre à quel point cette dernière est valorisée. L’homme pense se rapprocher de Dieu puisqu’il s’élève. Mais cette élévation spatiale, c’est-à-dire matérielle, physique ou sociale, n’a rien de commun avec une élévation spirituelle. Le jaune prend ici valeur d’ambition car vouloir atteindre le sommet, c’est aspirer au pouvoir, à ce qui est défini comme la réussite. Un bandeau entoure ses oreilles parce que tout occupé à monter, à gravir les échelons, l’homme n’écoute plus, n’entend plus ceux qui pourraient évoquer sa future chute. Plus même, il n’est plus réceptif aux rythmes universels.
5. L’animal du haut présente la même indétermination au niveau de sa nature. De nombreux auteurs l’identifient au Sphinx; il en possède en effet certains aspects : l’attitude physique, les ailes, les pattes de lion. Cependant, on peut reconnaître également dans cette figure mythique une sorte de diablotin, ressemblant étrangement à l’incarnation du Diable de l’arcane XV. Ce paradoxe graphique peut s’expliquer comme concrétisant l’opposition entre l’évolution perçue (Sphinx) et l’évolution réelle (Diable). Certes, la place qu’il occupe constitue une position enviable pour l’homme dont les valeurs se rattachent à l’ascension. Il symbolise alors celui qui est parvenu aux sommets, c’est-à-dire l’ère victorieuse de la réussite totale, de l’apogée, du triomphe parfait. Toutefois, une roue comporte-t-elle un sommet ? Sa symbolique n’admet pas les idées de haut et de bas.
L’animal bleu s’imagine avoir atteint les hautes sphères. Du fait que sa position actuelle le porte au sommet, il est persuadé avoir dépassé la triste condition humaine. Mais cette attitude mentale est erronée et illusoire car elle dénie l’existence d’un principe dynamique. Si tout est mouvement, comment peut-on se maintenir éternellement, ou tout au moins longuement, en un point déterminé ? Si le chien jaune illustre l’ambition humaine, le Sphinx bleu s’identifie à la présomption humaine : mécanisme psychique qui induit l’homme en erreur. Aussi, tout est tronqué dans la lame, déformé dans le personnage imaginé : la couleur bleue revêt une signification négative, elle n’est plus spiritualité mais désir d’être au-dessus, expression d’une volonté de supériorité. De même, la couronne, emblème du pouvoir, prend sens comme l’attribution arbitraire et fantasmatique d’une autorité sur les autres. Elle devient objet de domination. Enfin, l’épée, par sa forme extrêmement rudimentaire (absence de pommeau) signale la mauvaise utilisation des facultés psychiques. Car, si l’esprit permet une évolution positive et constructive, comme chez la Papesse, il peut de la même manière être une cause de perdition, si les énergies mentales sont mal exploitées.
6. La phase descendante est matérialisée par un animal s’apparentant à un singe. Celle-ci représente la période la plus redoutée, assimilée à l’échec, à la chute, à la régression. Sans doute est-ce pour cette raison qu’elle est symbolisée par un singe couleur chair. Le singe tire son symbolisme de sa grande agilité, comparée à celle du mental. De la même manière, qu’il saute de branche en branche, la conscience fluctue sans cesse, allant d’une idée à l’autre, évoluant d’une représentation à l’autre, sans repos. Or, l’agitation mentale produit fatigue, stress, doute, tourments et, s’oppose à la concentration des énergies vers un seul but ou un unique point. L’être humain, après avoir tout du moins sur un plan idéologique accédé aux hautes sphères, retourne à un état sous - valorisé et craint. Il redevient homme parmi les hommes.
Le Nom
C’est : “La Roue de Fortune”
Définition du Larousse : « Roue de la fortune : dans les anciennes loteries, roue creuse, en forme de tambour et qui contenait les numéros devant désigner au sort les gagnants (on disait aussi roue de fortune) ».
La Roue de la fortune ou Roue de fortune était extrêmement répandue dans l’art graphique et pictural du Moyen Âge. Le destin était conçu sous cette forme particulière; la roue supportait des hommes ou des animaux, ou encore des caricatures, dont le nombre variait selon les représentations. Elle fut ensuite assimilée à la loterie et, par extension, aux jeux de hasard.
D’autre part, et antérieurement, Fortuna, déesse romaine du Hasard, identifiée à la Tychée grecque, apparaissait sous les traits d’une femme tenant une roue. Si le terme fortune est rattaché, dans la majorité des consciences, à la notion de richesse, son acceptation initiale était pourtant neutre. La fortune (du latin, fortuna) correspondait à une puissance distribuant les biens et les maux. « Comme une roue la Fortune tourne en cercle » écrivait Sophocle.
Quant au symbolisme de la roue, le dictionnaire des symboles nous explique que « la roue tient de la perfection suggérée par le cercle, mais avec une certaine valence d‘imperfection, car elle se rapporte au monde du devenir, de la création continue, donc de la contingence et du périssable. »
L’association de ces deux termes (roue et fortune) redouble l’incertitude et l’ambiguïté sous-jacentes. Par conséquent, l’arcane X, par son nom, évoque la Vie, avec ce qu’elle comporte d’indéfinissable, avec ses successions de joies et de peines, avec ses bonheurs et ses douleurs.
Sens initiatique
La Roue de Fortune est extrêmement riche et complexe. Elle repose sur deux principes : l'un passif, résidant dans sa valeur descriptive, l'autre actif, résidant dans sa valeur interprétative. L’arcane X illustre de manière symbolique le fonctionnement de toute chose, le mécanisme sur lequel s’articule tout phénomène. Elle incarne à elle seule le Cosmos, l'univers, la Vie ou encore le Temps. Elle est la Roue de l’Existence, principe incarné par la notion orientale de Samsara. Elle est l’expression du rythme immuable et discontinu des cycles naturels. Elle est cette succession de hauts et de bas, de joies et de peines, de réussites et d’échecs.
De toutes les formes géométriques élémentaires, le cercle est le seul à revêtir un caractère dynamique. Plus encore, si on analyse la symbolique de la roue, on prend conscience de la neutralité de son mouvement. Une roue tourne : c’est-à-dire qu’elle enchaîne sans variation possible un déplacement rotatif.
Deux idées sont soulevées :
La première est celle concernant la définition spatiale qu’elle propose. Lorsqu’elle tourne, elle produit une inversion de l’ordre des choses : ce qui était en haut se trouve alors placé en bas, et ce qui était en bas, sous l’effet de la rotation, s’élève. Ou plus précisément, il y a disparition de ces concepts purement spéculatifs car il n’y a ni haut, ni bas.
La deuxième est celle se rapportant à l’inutilité du mouvement puisqu’il n’y a pas réalisation d’un déplacement. On rejoint ici le sentiment que peut avoir l’homme quand il prend conscience de l’inexorable retour des choses. Ce qui sans doute illustre le mieux cet éternel recommencement réside dans le rythme de la nature : comme par exemple les saisons. On se trouve dans la reproduction du même.
Au symbolisme de la roue est attaché celui du triangle, matérialisé par les trois animaux. On retrouve, présentées dans la Roue de Fortune, deux conceptions juxtaposées :
la première (celle de la roue) est orientale.
la seconde (celle du triangle) est occidentale.
En effet, la tradition occidentale propose une représentation pyramidale de l’Existence et du parcours de l’homme. Il s’agit pour ce dernier de monter. Pour preuve, il suffit d’évoquer le vocabulaire (tant religieux que profane), on parle d’ascension, d’élévation, de sommet, d’échelons. On figure Dieu ou le Paradis (pôle idéal) en haut, au ciel.
Cette vision ascensionnelle des choses est aussi bien spirituelle que sociale. Dépasser sa condition, c’est évoluer de la base au sommet. Non seulement, on passe du bas vers le haut mais, en plus, on progresse de la quantité vers la qualité. Il y a là une notion de sélection. Plus on monte, plus le nombre se restreint pour des raisons tant géométriques (forme du triangle) que conceptuelles (peu d’élus). Seulement, cette définition exclut la notion de mouvement. Elle repose sur un modèle rigide et statique. Or, tout est mouvement, ne serait-ce que le Temps : chaque être est appelé à naître, à croître et à disparaître, au moins dans sa réalité physique. Tout bouge constamment, la vie est mouvance. Elle s’oppose sans cesse à l’immobilisme. La pensée chinoise, avec son célèbre Livre des Transformations (Yi King) rappelle ce flux et ce reflux constants.
La mythologie grecque nous donne un excellent modèle de cette représentation spatiale et philosophique avec le célèbre mythe de Sisyphe. Le héros doit sa renommée au supplice qui lui fut réservé par Zeus. Les légendes divergent quant à la raison de son infortune posthume, mais la définition de la torture à laquelle il fut soumis reste la même selon toutes les versions. Vraisemblablement, Sisyphe, en tant que simple mortel, avait usurpé ses droits et donc manqué de respect aux divinités. A sa mort, il fut envoyé dans le Tartare, lieu de toutes les tortures. Là, il fut condamné à rouler un énorme rocher sur le flanc d’une montagne jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet. Malheureusement, mais en toute logique, dès qu’il était arrivé en haut, le rocher roulait jusqu’en bas. Il ne restait plus au pauvre Sisyphe qu’à redescendre pour de nouveau pousser tant bien que mal son rocher jusqu’au sommet et ceci pour l’éternité. Tous ceux, des philosophes aux écrivains, qui se sont penchés sur le mythe de Sisyphe y ont vu l’illustration de la condition humaine. L’homme s’évertue à monter : c’est-à-dire à accroître ses biens, à accéder à une reconnaissance sociale, à fonder un couple ou une famille parfaite, en oubliant que rien n’est jamais définitivement acquis. Et donc que succède à l’apogée, le déclin. Le mythe montre à quel point s’élever est difficile (il faut pousser le rocher). Il met en évidence la somme de travail, la quantité d’efforts et la prodigieuse volonté qu’il faut pour parvenir au sommet. A l’opposé, il met l’accent sur la rapidité et la facilité avec laquelle tout se défait (accélération lors de la descente).
La Roue de Fortune reproduit la même symbolique : à travers l’existence de trois phases, telles que définies dans les consciences humaines, associées à la notion de mouvement perpétuel. Ceci constitue ce que l’on peut appeler la partie visible de l’iceberg. Il suffit de regarder la carte pour repérer ce double concept (roue + triangle). Cependant, avec une observation plus accrue, on s’aperçoit de la présence de certains éléments qui indiquent les différents moyens d’action possibles.
Certes, on prend conscience avec la Roue de Fortune, comme avec le mythe de Sisyphe, de l’absurdité du comportement humain. Ces deux modèles métaphoriques traduisent l’impossibilité d’élire une position et de s’y maintenir éternellement. Ils défendent le principe selon lequel tout est changement. Et l’homme, dans son désir de confort, s’oppose à cette puissante dynamique. Cette attitude est source de douleur car elle suppose un manque de préparation au mouvement, qui remet tout en cause. Voilà même ce que dit Khrishna à Arjuna à propos de la roue : « Ainsi tourne la roue cosmique. Celui qui, ici-bas, ne la fait pas tourner à son tour, mène une vie impie et se complaît dans les jouissances sensibles, sa vie s’écoule en vain, ô fils de Prthâ ! »
Aussi, l’arcane X ne fait pas que situer l’individu dans l’univers, il dispense également un enseignement silencieux sur les possibilités d’action de l’homme sur ce perpétuel mouvement. Ces moyens sont au nombre de trois, deux représentent des interventions illusoires, tentantes mais inefficaces, un seul est adapté.
Le premier de ces moyens d’action est représenté par le Sphinx bleu. Nous l’avons vu, il symbolise l’apogée, c’est-à-dire l’étape finale, au regard de l’homme. Il n’empêche que, du fait de la rotation de la roue, il ne pourra conserver durablement sa place. Seulement, comme tout être placé au sommet, l’animal refuse le changement qui, de son point de vue, ne peut être que négatif. A cet effet, il est placé sur une plate-forme, ce qui signale son désir de maintien et de conservation de sa situation actuelle. L’homme cherche à s’installer alors qu’il lui faut continuellement bouger. Sisyphe ne s’arrête jamais car quand il est en bas, il n’aspire qu’à monter (même si il a déjà fait l’expérience de la chute) et lorsqu’il atteint le sommet tant espéré, il se voit obligé de redescendre. L’homme ne connaît jamais de véritable repos, tant qu’il poursuit ce désir d’ascension.
D’autre part, l'immobilité est inconcevable sur le plan de la vie. S’attacher à une plate-forme, c’est vouloir arrêter le mouvement et arrêter le mouvement : c’est mourir. C’est pourquoi, ce premier moyen d’action peut être défini comme la mort réelle (« je préfère me suicider plutôt que de perdre ma position »). D’autre part, le sphinx bleu est pourvu d’ailes rouges, profondément actives donc : celles-ci représentent la possibilité de s’envoler. Mais quitter la Roue, c’est quitter l’Univers et c’est donc, là encore, mourir. Les ailes symbolisent la mort symbolique, parce qu’elles sont synonymes d’évasion, de perte du sens des réalités. C’est la voie de l’imaginaire. L’esprit se dissocie du corps. Il s’agit ici de rêver, fantasmer, imaginer et non plus de vivre. Ce comportement mégalomaniaque nie la réalité, qui fait que tout bouge constamment, parce qu’elle ne peut être tolérée (« mon compagnon est parti, mais je nie la réalité et considère qu’il est toujours là; je refuse le changement et je préfère vivre dans ma tête que dans le monde incertain »). Le sphinx incarne la voie de l’exclusion que choisit consciemment ou inconsciemment celui qui n’accepte pas de descendre.
Le deuxième moyen d’action est représenté par la manivelle. En effet, la roue comporte une manivelle blanche. Or, actionner la manivelle, c’est imprimer son propre rythme à la roue. C’est-à- dire essayer de contrôler le mouvement des situations, des événements ou encore du temps. C’est faire le choix d’une attitude active. Ne pas se soumettre passivement mais au contraire devenir soi-même le moteur de toute chose. Refuser de subir en s’instaurant en décideur du mouvement. C’est la voie de la force. Mais là encore, une telle attitude mentale est illusoire car l’homme ne peut réduire le monde à sa seule volonté. Son désir de toute puissance traduit l’incompréhension des mécanismes subtils qui régissent l’univers. Contrôler la roue, c’est l’empêcher de descendre, donc implicitement l’arrêter. Comme exemple, on peut citer le refus de vieillir (ne pas accepter la loi des choses, le mouvement du temps) et pour s’opposer aux marques du temps, le recours à la chirurgie esthétique. Or, même si cette dernière a un pouvoir, il n’intervient qu’à la surface et non pas en profondeur. Il agit au niveau de l’image (c’est-à-dire de l’enveloppe extérieure) et non pas au niveau de l’être. Vouloir contrôler la roue, ce peut être aussi rechercher l’autorité absolue : tout soumettre à sa volonté. La société moderne favorise une telle attitude. Elle met à la disposition de l’individu des systèmes d’assurances, de garanties de toute sorte, qui ne font qu’exalter encore plus cette pulsion inutile.
Le troisième moyen d’action n’est pas vraiment visible dans la Roue de Fortune. Il est plus simplement suggéré par le symbole lui-même. Si les occidentaux adoptent un système de représentations ascensionnelles, les orientaux substituent à la notion de sommet, celle de centre. C’est la voie du milieu.
Plutôt que de vouloir atteindre une hauteur qui n’a pas de réalité physique, il s’agit d’entrer au cœur du système. Plutôt que de s’opposer aux rythmes, il s’agit de se fondre dedans. Plutôt que de dépenser son énergie en une lutte vaine, il s’agit d’accepter.
L’acceptation de ce perpétuel mouvement n’est d’ailleurs pas soumission mais compréhension. La vie est un éternel changement, c’est son principe. Refuser le changement, c’est choisir de mourir (physiquement ou mentalement). Ce mouvement est en soi neutre et c’est l’homme qui le charge d’émotions positives ou négatives. La définition d’un système de valeurs subjectives fait que l’individu - et la société dans son ensemble - associe des notions de bonheur ou de malheur aux rythmes : croître ou grandir est positif, décliner ou vieillir est négatif; gagner ou s’enrichir est positif, perdre ou s’appauvrir est négatif et ainsi de suite. Cependant, dans la réalité, rien n’est bon ou mauvais, simplement tout est utile. Au printemps, la nature s’éveille, les arbres fleurissent, les plantes poussent, les récoltes commencent; pendant l’hiver, la nature sommeille, plus rien ne pousse car elle se repose pour pouvoir mieux éclore plus tard. Pourtant, le printemps n’est pas plus positif que l’hiver : tous deux sont nécessaires. Plus même, il n’y aurait pas de printemps sans hiver. Il en va de même dans l’existence de l’homme.
C’est pourquoi, dans la tradition orientale, l'attitude fondamentale (c’est-à-dire celle qui réduit la souffrance et permet la paix intérieure) est de trouver le centre. Selon la symbolique de la roue, les êtres sont enchaînés à la circonférence, donc à la partie la plus éloignée du centre. A ce stade, ils ressentent avec force et douleur les différents temps d’ascension, d’équilibre et de déclin. Entrer au cœur du système, c’est s’approcher progressivement du centre, pour finalement l’atteindre. La roue continuera à tourner de la même manière et selon les mêmes règles mais les différences seront abolies car l’amplitude se réduira progressivement.
Sens psychologique
La Roue de Fortune incarne la répétition du même. Sur un plan psychologique, elle s’apparente au retour constant des mêmes scénarios, des mêmes attitudes, des mêmes situations qui font que l’individu se sent enchaîné, comme prisonnier d’une spirale infernale. Là encore, de même que dans la dimension initiatique de l’arcane, cette succession répétitive engendre de la souffrance ou en tout cas de la lassitude. De nombreuses personnes ont ce sentiment de toujours recommencer les mêmes erreurs (mise en échec de la relation affective, se replacer dans une situation professionnelle que l’on avait pourtant fui auparavant, etc.). Il s’agit de la compulsion de répétition qui pousse, consciemment ou inconsciemment, à revivre les mêmes scénarios. Tant que l’on ne remonte pas à l’origine (c’est-à-dire au cœur ou au centre) de l’événement, il se reproduira avec la même régularité.
L’évitement de ce retour au même doit se faire à travers une prise de conscience, une reconnaissance des mécanismes psychiques. La différence, entre le sens psychologique et le sens initiatique de la Roue de Fortune, réside non pas tant dans le principe qui est représenté que dans l’application de ce principe. Sur le plan initiatique, il est question de la roue collective : du mouvement universel, des rythmes cosmiques, des lois naturelles. Sur le plan psychologique, il s’agit de la roue individuelle : des rythmes propres à la personne en fonction de son attitude, de son degré de prise de conscience.
Le Mythe
La Roue de fortune est liée au mouvement, aux réajustements de conduite brusques, à la terre et au voyage, symboliquement celui du soleil. Elle signale aussi le danger de l’arrêt de l’évolution de l’homme. On rencontre avec le dieu gaulois qui présidait aux fêtes des solstices la même symbolique du mouvement circulaire et la relation roue - soleil levant, roue - soleil couchant. C’est pourquoi le mythe de ce dieu gaulois continue à vivre dans cet arcane du tarot.
Le Bateleur, en arrivant à cette carte, doit établir l’équilibre, devenir le timonier de cette roue à l’aspect de gouvernail.
Le mythe du dieu solaire gaulois des solstices
La roue est un symbole millénaire. Aux Indes, le dieu Shiva fait tourner autour de son index droit une roue cosmique, figuration du soleil. Les premières traces de la roue, symbole solaire, se trouvent en Mésopotamie. Un hymne gravé sur une pierre en caractères cunéiformes dit ceci :
De la main droite je tiens mon disque de feu
De la main gauche je tiens mon disque de carnage
Le soleil, aux cinquante faces, l'arme élevée de ma divinité
Je la tiens
Le vaillant qui brise les montagnes, le soleil
Dont l’action ne cesse pas, je le tiens
L’arme qui remplit le pays de terreur de sa force immense,
Dans ma main droite puissamment le projectile d’or
Et d’onyx, je le tiens.
L’or et l’onyx, le soleil et la pierre, symbole de la terre, se mélangent dans ce chant très ancien. En Égypte, une roue tournait dans les temples. Les moulins à prières tibétains sont en forme de roues. Les Grecs connaissaient la Roue de fortune, on y liait un oiseau ou sa représentation, puis on la faisait tourner à toute vitesse pour que, d’elle, émanent, entre autres, des vertus aphrodisiaques. La fête de la Roue de fortune à Rome avait lieu le 24 juin. Elle était en l’honneur des voyageurs et son symbole était une roue - gouvernail.
En Gaule, un petit dieu barbu, trapu, aux jambes fortes et aux pieds chaussés adhérant bien en terre, tenait dans sa main droite une roue qu’il élevait bien au-dessus de sa tête, et semblait protéger un petit être fragile, femme ou enfant, blotti à sa gauche. Sa chevelure épaisse lui descendait jusqu’aux épaules. Parfois, un oiseau se tenait à ses pieds. Sa roue comportait six rayons. On a retrouvé quelques statuettes de ce dieu en Allier. On peut les voir au musée de Saint-Germain, au Louvre et au musée Calvet à Avignon.
Les fêtes présidées par ce dieu se passaient aux solstices d’hiver et d’été, “les portes du Nord et du Sud”, sortes de cérémonies agraires du feu célébrées dans toute l’Europe primitive. Dans les calendriers runiques, le 25 décembre était marqué d’une roue. Des témoignages sur ces fêtes nous ont été laissés par les voyageurs de la route du cuivre. Les fêtes marquant le solstice d’hiver, la porte du Nord, commençaient le 25 décembre et se déroulaient pendant douze jours, jusqu’au
6 janvier. Pendant cette période, on immobilisait toutes les roues, les chariots ne circulaient plus. Toutes les représentations du soleil devaient être immobiles. Les voyageurs s’arrêtaient pendant toute cette période. On sortait les herbes ramassées à la Saint Jean et on en faisait des tisanes pour agir sur la circulation du sang. Les paysans observaient avec attention le temps qu’il faisait pendant ces douze jours et prédisaient celui de l’année à venir, chaque jour correspondant à un mois. S’il avait plu le troisième jour, mars serait pluvieux, etc. Les rois, représentants de l’astre solaire sur terre, ne devaient pas se montrer, ils étaient remplacés par leurs effigies.
Pendant cette période de l’année, chacun était attentif aux caprices de la nature. Le douzième jour, la fête proprement dite éclatait. On mangeait une galette de farine de céréales et de fèves. Cet aliment était les autres jours de l’année réservé aux morts, mais le 6 janvier, les vivants fêtaient avec leurs disparus le départ du soleil pour la porte du Sud. On faisait tourner les roues très vite, on allumait de grands feux; en général, les bergers et les forgerons se chargeaient de cette tâche. Il fallait se lever tôt pour voir le soleil monter à l’horizon; puis on habillait une roue de paille et de branchages, que l’on faisait tourner comme une couronne au bout d’un grand bâton. Tous les assistants, formant une ronde, tournoyaient en sens inverse. Au début du xxe siècle, en Pologne, à cette date du 6 janvier, on éteignait tous les feux puis on fixait une roue à un pieu et les jeunes du village la faisaient tourner jusqu’à ce que le feu naisse du frottement du bois tendre de la roue sur le bois plus dur du pieu.
En Bretagne, la roue était souvent remplacée par un gouvernail que l’on gardait ensuite jusqu’à la Saint Jean.
Au VIIe siècle, saint Éloi s’éleva contre les fêtes du solstice. Pour détourner le sens de cette cérémonie d’hiver, l'église instaura à la même date l’Épiphanie; mais l’imagination populaire mélangea les rois mages, la galette, la roue, les fèves, les danses et la commémoration de la visite des trois rois mages garda pour toujours un petit côté païen.
Au moment du solstice d’été, comme les heures d’ensoleillement allaient diminuer, on accompagnait l’astre à la porte du Sud par des fêtes dignes de son règne. La veille, avant minuit, les vieilles, les rebouteux, cueillaient les herbes sacrées; dans le nord de la Gaule : le droséra, qui pousse dans les tourbières et aux abords des marais, plante antispasmodique, la fougère mâle qui, ramassée à la Saint Jean, avait le pouvoir de rendre invisible, l’armoise qui protégeait de l’épilepsie; dans le sud : l’hysope, considérée comme une panacée, la bétoine, l’ail sauvage, le thym, le romarin et l’origan. Les feuilles étaient séparées des tiges et des racines, les premières réservées aux maux de l’âme, les autres aux maux du corps.
Le jour de la Saint Jean, on allumait de grands feux sur les collines et ainsi, de sommet en sommet, les brasiers se répondaient. Ils devaient durer le plus longtemps possible car leur extinction correspondait à la fin des réjouissances. On y jetait la roue de l’hiver et l’arbre de mai; puis on fabriquait une autre roue, plus grande, entourée de paille et d’étoupe, garnie de fleurs aux couleurs vives. D’une hauteur, on la lançait tout allumée et les jeunes la poursuivaient. Cette coutume était encore vivante au début du siècle et dans le Midi, la roue s’appelait l’étoile des bergers. Monsieur Tessier, sous-préfet de Thionville, écrit le 23 juin 1822 : “Une vieille roue pourrie et hors d’usage. On l’entoure de paille et d’étoupe qui la cachent. On la porte au sommet d’une montagne ou d’une colline si le pays est plat; on met le feu et on la fait rouler avec violence. Si on néglige une année la roue flamboyante, les bêtes convulsives dansent dans les étables, leur sang pourrit et les rend folles. Chaque habitant a un brandon et suit la roue, il y a un guide avec une torche, de grands cris s’élèvent. Il faut arriver à la Moselle et y éteindre ce qui reste; il faut éviter les cavités. Si les guides écartent la roue des vignobles et réussissent à les éviter, c’est signe de bonne récolte.” (Mémoires de la Société des antiquaires de France, 1823, vol. V, B.N.)
L’Église essaya en vain de s’approprier cette fête qui resta magique et païenne. Si mai interdisait les mariages, juin les prenait sous sa protection. Les vieilles femmes donnaient aux jeunes filles un brin d’hysope et un peu d’origan. Elles les mettaient sous leur oreiller et récitaient avant de s’endormir:
Je prie le bienheureux saint Jean
Et la lune et son croissant
De me faire voir en rêvant
Celui que j’épouserai de mon vivant,
Et le métier qu’il sait faire
Devant moi qu’il vienne le faire.
Après avoir poliment ajouté un « Merci saint Jean », elles s’endormaient rapidement pour voir leur futur époux dans leur sommeil.
Le lendemain de la Saint Jean, on cherchait les trésors cachés pendant la nuit par les génies sous de grosses pierres, en Bretagne sous les menhirs, dans le Midi sous des pierres très blanches. Parfois, pendant la nuit, les poules étaient mises dehors pour pondre des œufs d’or. On recueillait aussi la rosée de la nuit, car elle pouvait tout guérir.
Survivances populaires
Au VIe siècle, il existait une formule de guérison qui fut utilisée dans les villes et les villages très longtemps, jusqu’au Xe siècle. En se servant de la rosée recueillie le matin de la Saint Jean, pour guérir les hémorragies, on prononçait ces mots : “Quand Jésus fut baptisé (signe de croix) le Jourdain recula car Jésus dit à Jean (signe de croix): dis au Jourdain arrête-toi car le Seigneur est venu à nous et aussitôt les flots s’arrêtèrent (signe de croix).” Il paraît que c’était souverain.
La Bretagne garda longtemps les anciennes coutumes. Tristan Corbière, en 1884, parle de la cérémonie qui se déroulait une fois l’an au solstice d’été à la chapelle de Pouldavid, à Saint- Thégonec. Il existe des témoignages semblables sur une église de Douarnenez. Les fidèles entraient dans la chapelle pour assister à la grand-messe. Pendant l’office, une grande roue ou un gouvernail fixé à la voûte était manœuvré par le curé grâce à une corde attachée à la main droite de la statue en granit du saint Tu-Pé-Du. La roue était garnie d’une clochette coloriée. Le prêtre faisait faire pour chacun un tour de cette roue de fortune, il en coûtait deux sous. Le demandeur devait bien avoir réfléchi à la question qu’il voulait poser. La roue, sur une secousse donnée à la corde, se mettait à tourner, puis le prêtre l’arrêtait avec un bâton. Selon la position de la clochette, à la droite ou à la gauche du saint, la réponse était affirmative ou négative. Peut-être le petit dieu gaulois s’était-il réincarné dans le Tu-Pé-Du breton ?
En Grèce, de nos jours, le 1er mai, tous les habitants des villages et des villes vont à la campagne pour cueillir des fleurs dont ils font des roues - couronnes. Ils les placent au-dessus de leur porte d’entrée. Puis, le jour de la Saint Jean, ils jettent ces couronnes dans le feu pour purifier l’air et empêcher les moustiques de propager la malaria.
Le jour de l’Épiphanie, dans la plupart des îles, une procession, conduite par le despote orthodoxe, parcourt la jetée devant la mer. Puis le pope lâche une colombe et lance la croix dans le port. Les pêcheurs plongent pour la récupérer. Il y a encore peu de temps, l’homme qui avait repêché la croix se promenait dans le village en la présentant sur un plateau couvert de fleurs. Les habitants y déposaient de l’argent. Mais les autorités religieuses, constatant que cet argent aboutissait dans les poches des cafetiers, ont interdit la quête. Par cette cérémonie, la colombe, symbole de l’âme qui s’envole, purifie l’air, et la croix, la matière, fait de même avec l’eau.
Autres croyances un peu folles : Les vieux Strasbourgeois vous soutiendront dur comme fer que les statues de leur cathédrale chantent la nuit de la Saint Jean.
Dans le Var, à Gonfaron, les ânes volent le 26 décembre et le 23 juin. Sagement, les villageois attendent, le nez en l’air, sur la grand-place, où l’on sert sandwichs et boissons fraîches. Ils espèrent en voir passer un. Ils ne se découragent pas et sont formels : les ânes volent mais les yeux des touristes ne sont pas toujours capables de les voir.