LE MONDE
Interprétation
1. De tous les arcanes majeurs du Tarot, le Monde est le seul à présenter une scène statique et figée, tel un tableau. Sa composition respecte des formes géométriques spécifiques :
La verticalité de la statue : symbole de l'homme debout. L'ovale de la guirlande : symbole de l'origine des choses, de l'Œuf primordial. Le carré avec les quatre figures cardinales : symbole de l'Univers.
2. Les autres arcanes mettent en scène des personnages vivants, accomplissant des actes ou décrivant un état. Le Monde, lui, propose l'image d'une statue; ce qui exprime la notion d'éternité. Le Monde dépeint la réalisation finale, le terme de l'évolution, la perfection atteinte. Il ouvre sur l'immortalité. Et c'est bien là ce que représente la statue : elle est censée immortaliser le principe qu'elle contient. Elle survit à l'homme. Lorsque celui-ci trépasse, elle demeure, confinant à l'éternité. Le sage est intemporel car :
« Il produit sans s'approprier, il agit sans rien attendre, son œuvre accomplie, il ne s'y attache pas, et puisqu'il ne s'y attache pas, son œuvre restera ». (Lao Tseu)
Le personnage central est souvent assimilé à un androgyne. Avec l'arcane XV, nous trouvons aussi cette notion, puisque le Diable est hermaphrodite. Si celui-ci correspond à la possession réelle des deux sexes, signe de division, accentuant ainsi la sensualité du corps, l'androgyne répond à une symbolique positive, représentant la maîtrise des énergies dans leur développement équilibré. Il s'agit en fait de la possession symbolique des deux sexes : répartition parfaite du yin et du yang, des polarités masculine et féminine.
La statue n'affiche pas de sexualité réelle puisque l'écharpe, qu'elle porte autour du cou, vient dissimuler la région du bas- ventre. A première vue, elle présente l'aspect d'une femme, à cause des cheveux longs et de la poitrine. Cependant, comme le Monde incarne par excellence l'accomplissement, l'être réalisé n'est pas sexué. Plus précisément, il n'est pas défini par rapport à son sexe : il peut être femme ou homme, la question n'est pas d'importance; ce qui importe réside uniquement dans l'équilibre trouvé. C'est pourquoi, l'écharpe masque le sexe. La réalisation n'est pas réservée aux seules femmes ou aux seuls hommes. Sexuer la statue, aurait été réduire sa portée. Pour que l'identification soit possible, chez l'un ou l'autre sexe, elle se devait de présenter cette ambiguïté.
D'autre part, l'androgyne suppose un retour à l'état primordial. Car, sur un plan symbolique et ésotérique, dans de nombreuses religions, la femme naît de l'homme, c'est-à-dire qu'au départ ils sont indifférenciés. Sur un plan génétique, les scientifiques ont mis en évidence qu'à l'origine de la vie embryonnaire, tous les individus sont asexués, ce n'est qu'au cours du développement intra-utérin que le sexe se précise.
3. L'attitude gestuelle de la statue du Monde évoque étrangement celle du Bateleur. Il existe, en effet, une relation très étroite entre ces deux arcanes. Le potentiel du Bateleur se réalise dans le Monde, après le parcours de la totalité des expériences possibles qui s'offraient à lui.
La baguette, symbolise le pouvoir d'action sur les choses. On pense à la baguette des fées ou des magiciens. Circé transforme les compagnons d'Ulysse en pourceaux grâce à sa baguette. Chez les Celtes, la baguette était l'instrument magique qui conférait le pouvoir aux Druides. La baguette revêt donc un caractère sacré. Elle permet de créer comme de transformer, assurant ainsi un pouvoir surnaturel sur le monde. Aussi, la réalisation de soi donne cette capacité de transcender toutes les limites, d'acquérir un pouvoir infini et illimité, d'agir sur toute situation. La baguette nous renvoie également au symbole du Bâton, qui constitue une des énergies du Tarot. Le Bâton correspond au Feu destructeur ou purificateur, attribut divin donné à l'homme (se reporter à la Maison - Dieu). La main droite de la statue est repliée sur un flacon. Or, le flacon contient l'essence, c'est-à-dire ce qui est essentiel au détriment de ce qui est artificiel. La quantité importe peu, seule la qualité compte. Au Feu du Bâton, la fiole oppose le symbolisme du liquide, de l'Eau. Ses deux éléments manifestent les deux polarités :
Feu : masculin, actif et positif Eau : féminin, passif et négatif
L'un et l'autre sont indispensables, ils se complètent et s'harmonisent chez celui qui atteint l'évolution suprême.
Les deux autres éléments sont également présents. Le corps exprime l'élément Terre, dans ce qu'il a de tangible et de solide.
L'Air apparaît dans la lévitation : la statue semble flotter défiant les lois physiques. Elle concilie les antagonismes que constituent la pesanteur de la matière et la légèreté de l'air. Tout l'arcane est d'ailleurs construit sur les quatre éléments.
4. Sa posture physique traduit l'équilibre du corps et de l'esprit. Elle reproduit l'attitude corporelle de l'Empereur et du Pendu, mais en plus ferme, en plus solide car l'Empereur est adossé à son trône et le Pendu est d'une part inversé et d'autre part tenu par une corde. Le Monde, dans sa valeur initiatique, symbolise l'équilibre parfait dans tous les plans :
Physique : avec la posture corporelle
Affectif : avec l'androgyne
Mental : avec les quatre éléments
5. La guirlande a un effet protecteur mais non enfermant. Elle constitue un précieux indice pour la compréhension de l'arcane. En fait, elle correspond à une mandorle, qui est l'ovale dans lequel se placent les figures saintes, dans l'iconographie religieuse. Ainsi, la mandorle qui entoure la statue lui confère, par sa seule présence, un caractère saint. La statue s'identifie dès lors à l'état de sainteté, à la sagesse obtenue, à l'illumination spirituelle. Seules les figures saintes sont encerclées par une mandorle. Le Bateleur est parvenu au terme de sa quête : il a accompli le grand œuvre, et transformé le plomb en or. Cette mandorle est composée de feuilles de laurier pour nous indiquer par un de ces jeux de mots, que le Tarot affectionne, que le but est atteint :
LAURIER : L'OR Y EST
D'autre part, et plus généralement, la forme ovale symbolise l'Œuf sacré, c'est-à-dire la matrice universelle : celle qui est à l'origine de toute chose. Le Monde constitue le retour à l'Unité, l'état originel retrouvé. Or, toutes les mythologies décrivent au départ un état paradisiaque, rompu par l'homme (se reporter à la Maison - Dieu). L'arcane XXI symbolise le retour à cet état antérieur. Le retour n'exprime pas ici une régression, mais au contraire une évolution majeure.
Par sa forme ovoïde, la mandorle se rapproche de l'Œuf ou de l'utérus; le Monde prend alors une signification de naissance, de venue au monde.
Les trois couleurs, dont elle est constituée, indiquent l'évolution de l'obscurité à la lumière.
6. La constitution de l'arcane XXI évoque étrangement la représentation du principe divin ou du Messie, entouré des quatre évangélistes. En effet, plus d'un commentateur a établi la relation entre le Monde et certaines iconographies chrétiennes, comme celle figurant à l'entrée principale de la Cathédrale de Chartres. Les symboles des quatre évangélistes sont :
Le Taureau pour Luc
Le Lion pour Marc
L'aigle pour Jean
L'ange ou l'homme pour Matthieu
Il est souvent fait allusion, également à propos de l'arcane XXI, à la vision d'Ezéchiel. Du point de vue symbolique, à travers ces quatre figures se manifeste le quaternaire sacré. Les correspondances sont nombreuses et elles peuvent être déclinées à l'infini. On peut citer les quaternaires classiques :
Le Taureau : la Terre - Le Denier - le plan physique
Le Lion : le Feu - le Bâton - le plan émotionnel
L'Aigle : l'air - l'Epée - le plan intellectuel
L'Ange : l'eau - la Coupe - le plan affectif.
Le Nom
C'est: "le Monde"
Définition du Larousse: "Ensemble de tout ce qui existe". Le Monde repose sur deux notions:
- L'Univers, la Terre
- Les Autres
"Séjour de l'homme sur terre / Dans les deux cas, il est synonyme d'ouverture et d'expansion.
Le terme ne définit aucune limite et nous ramène à une dimension collective et universelle. Aussi, dans la continuité des majeures, le Tarot nous fait passer de l'individuel (avec le Bateleur) à l'universel (avec le Monde). L'arcane I s'assimile au microcosme et l'arcane XXI au macrocosme. Le premier est réducteur et limité car rien n'est encore fait et organisé, alors que le second est expansif et général car tout est fait et organisé.
Le Monde englobe tout ce qui existe, selon la définition du Larousse. De ce fait, la vingt-et-unième lame comprend le tarot en totalité. Toutes les étapes s'y trouvent exprimées, toute la vie humaine s'y trouve intégrée. Comprendre le Monde, c'est comprendre le Tarot, car il constitue le Tout.
Sens initiatique
Traiter du sens initiatique de l'arcane XXI, c'est traiter des niveaux supérieurs de conscience, de la Perfection et de la Réalisation totale de l'Être. Or, ces états sont par essence insaisissables par la pensée ou le verbe; en tout cas ils ne répondent pas à un modèle de définition. Le langage est réducteur et ne peut décrire leur véritable nature. L'expérience seule compte : la sagesse se vit, elle ne se « dit » pas ou ne se « parle » pas. C'est pourquoi, nous ne pourrons guère nous étendre et nos explications ne pourront être que partielles. Croire que l'on peut décrire la sagesse participe de l'illusion.
L'arcane XXI doit être considéré comme achevant le cycle des arcanes majeures. Ce fait est d'une extrême importance. Il convient, en effet, de ne pas définir le Mat, comme succédant au Monde, et donc le placer comme le terme de l'ensemble du Tarot. Le cycle réel, et numéroté d'ailleurs, s'établit du Bateleur au Monde, le Mat se situe en dehors du jeu.
Dire que le monde termine le Tarot, c'est signifier qu'aucune expérience n'est concevable au-delà du Monde, qu'aucune évolution n'est plus possible. En cela, il représente la perfection. Plus aucun désir, plus aucun besoin, plus aucune exigence ne se manifeste : tout est atteint. Plus de conflit et plus de souffrance, non plus. Plus que le calme, le bonheur, la sérénité permanente. L'individu a validé toutes les épreuves, il est passé par l'expérience de chaque chose, y compris par celle de la tentation (le Diable) et de la chute (la Maison - Dieu) et il les a surmontées. La réalisation intérieure obtenue, il ne s'agit pas pour lui de se soustraire à la vie, de fuir l'existence humaine ou la terre, mais bien au contraire d'y demeurer et d'y agir. L'arcane se nomme le Monde : il ne décrit pas un lieu céleste ou immatériel. Non, le sage ou le saint continue à vivre, à exister, à aimer, à travailler, à étudier, etc. mais son rapport à la réalité est autre. Il agit sans s'attacher au fruit de l'action. Il aime sans s'attacher à l'objet de son amour. Il accueille chaque instant positivement, comprenant tout et ne rejetant rien. Car le bonheur est en lui, à l'intérieur de son être, inébranlable et éternel.
Toute la spiritualité se fonde sur la capacité individuelle à dépasser sa condition. La nature humaine est considérée comme perfectible : l'homme est apte à s'améliorer, à réduire ses faiblesses et à potentialiser ses qualités. Il est à même de devenir pur et bon. Nier la richesse de l'Homme, c'est rejeter toute perspective spirituelle. Toutes les traditions définissent un état de perfection dans lequel l'homme jouit éternellement de la félicité : il s'appelle Paradis, Nirvana, Satori, Champs- Élysées, pour les Grecs. Peu importe en fait le signifiant, la qualité de l'état demeure la même : c'est la Béatitude Suprême.
Sens psychologique
D'un point de vue psychologique, le Monde n'a pas de réalité puisque la psychanalyse nie la nature perfectible de l'homme. Au mieux, l'homme malade (ou névrosé) peut devenir sain mais pas saint. La sagesse, la réalisation intérieure, le bonheur suprême sont, aux yeux des psychanalystes, de purs produits de l'imaginaire individuo - collectif. L'homme invente Dieu pour se rassurer (voir le Pape). Il crée également un état idéal (terrestre ou céleste) afin de mieux supporter la réalité quotidienne. Ce fantasme ou ce recours à la sublimation a une fonction psychologique: il substitue à des désirs insatisfaits, et donc à la douleur physique ou psychique, l'espoir en un monde meilleur. Il s'agit donc d'un comportement (infantile) de fuite. La croyance est de l'ordre de la réassurance, nécessaire à des consciences fragiles, vulnérables ou malades. Dans cette perspective, l'arcane XXI illustrerait le plus grand désir de l'homme: celui d'éternité et de toute puissance, et par là, la plus grande illusion.
Pour l'observateur, dégagé des références psychologiques classiques, la vingt-et-unième lame prend sens comme la naissance, la venue au monde, la reconnaissance, la communication. Un certain paradoxe demeure, entre la structure fermée de la lame (mandorle qui encadre) et la signification d'ouverture, qui sera traité différemment selon les uns ou les autres.
Le Mythe
Nous voici donc arrivés au bout du chemin... Nous avons atteint les limites du monde, nous avons conquis le monde.
C'est-à-dire que nous l'avons réalisé en nous, intériorisé. Nous sommes "devenus" le Monde.
La tradition a de tout temps rattaché cet arcane à Déméter. Son mythe symbolise l'union de la grande mère et de sa fille la terre, la mort et la résurrection, l'équilibre des éléments s'incorporant dans l'univers. La dame des serpents, Déméter la fertile, demande la descente en soi-même, la recherche du moi, l'harmonisation. Le Monde, carte d'introspection, fait de même. C'est pourquoi le mythe de Déméter continue à vivre dans cet arcane du tarot.
Le Bateleur, en arrivant à cette carte, rassemble en lui toutes les énergies et expériences venues des arcanes précédents et les met en pratique dans la matière.
Le MONDE et le mythe Grec de Déméter et Perséphone
Déméter est fille de la grande déesse qui créa le monde en dansant. Condamnée tout d'abord comme les Titans, les Cyclopes, les géants, à ne pas voir le jour, à vivre dans l'obscurité, elle aima son lieu d'exil, les roches cristallines, les racines qui serpentent dans les profondeurs, le brun - noir de la terre. Aussi, quand elle recouvra sa liberté, Déméter décida de rester sur la terre. Elle reçut tout pouvoir sur la végétation et l'agriculture. Elle apparaissait en général aux hommes sous les traits d'une vieille femme, mais lorsqu'elle daignait se montrer dans sa majesté, elle éclipsait l'éclat de la lune et du soleil et brillait de toutes les couleurs de la terre.
On ne lui connaissait pas de mari et pourtant elle avait une fille, Coré (jeune fille en grec).
Coré un jour cueillait des coquelicots dans la plaine de Nysa quand Hadès, le dieu des enfers, la vit et l'enleva sur son char. Elle se débattit mais malgré ses cris : "ma mère, oh, ma mère", elle fut engloutie dans les entrailles de la terre. Déméter chercha sa fille pendant neuf jours et neuf nuits, elle sillonna les limites du monde, et pendant ce voyage ne toucha ni à l'ambroisie ni au nectar, nourriture et boisson des dieux. Revenue à Éleusis, près de l'endroit où sa fille lui avait été ravie, elle s'assit au bord d'un puits.
Les filles du roi d'Éleusis vinrent y pratiquer leurs ablutions et demandèrent à cette vieille femme ce qu'elle faisait en cet endroit. Déméter répondit qu'elle avait été enlevée puis abandonnée là par des pirates. Les jeunes princesses l'emmenèrent au palais pour qu'elle serve de nourrice à leur frère nouveau-né. La vieille femme les suivit mais rien ne pouvait la dérider. Elle refusa de manger et d'ôter le voile qui lui couvrait la tête. Enfin, Iambos, une des filles du roi, réussit à la faire rire par des plaisanteries et des gestes grossiers. Devenue la nourrice du jeune Démophon, Déméter décida, pour remercier de leur hospitalité Céléos et Métanira, le roi et la reine, de rendre leur enfant immortel. Elle n'allaita pas Démophon, mais le frotta avec de l'ambroisie et le fit dormir toutes les nuits dans le creux d'un foyer allumé. La mère, ne pouvant retenir sa curiosité, se cacha un soir derrière une tenture et hurla lorsqu'elle vit la déesse plonger son fils dans le feu. Le charme fut rompu et Démophon mourut. Alors Déméter se montra dans toute sa splendeur et dit : "Hommes insensés, qui ne savez voir votre destin d'heur ni de malheur."
Désespérée de ne pouvoir retrouver sa fille, elle quitta le palais et alla consulter Hécate, magicienne et déesse qui avait entendu crier Coré. Ensemble, elles se rendirent chez Hélios, le soleil, celui qui voit tout. Il leur apprit que Coré avait été enlevée par Hadès. Déméter alors demanda l'arbitrage de Zeus, mais ce dieu ne voulut pas forcer son frère à rendre la jeune fille. Déméter provoqua sur terre une terrible sécheresse, la végétation était si brûlée que les jeunes pousses ne pouvaient pas renaître et que tout allait mourir. Dans l'Olympe, c'était la consternation. Zeus envoya en messagère Iris, mais Déméter opposa une fin de non-recevoir. Hadès s'obstinait toujours dans son refus. Devant la catastrophe qui menaçait le monde, Zeus ordonna à son frère de rendre Coré qui, entre-temps, avait changé de nom et était devenue Perséphone, celle qui sème l'effroi. Une loi régnait sur les enfers : celui qui avait mangé la nourriture des morts ne pouvait plus revenir sur terre. Hadès dut obéir à Zeus, mais avant le départ de Perséphone, il lui fit manger par ruse sept grains de grenade. Le roi des dieux pris au piège fut obligé de décider que Perséphone passerait neuf mois de l'année avec sa mère mais irait vivre trois mois avec Hadès aux enfers.
Le monde redevint verdoyant, et pour récompenser ses hôtes d'Éleusis, Déméter initia aux mystères agraires le premier fils de Céléos et lui donna une charrue tirée par des serpents. Elle lui apprit à planter le blé qui n'existait pas sur terre avant l'enlèvement de Perséphone. Puis elle l'envoya de par le monde apprendre aux peuples l'agriculture.
Tous les ans, lorsque Perséphone descendait aux enfers, la terre ne produisait plus rien; lorsqu'elle revenait auprès de sa mère, tout reverdissait. Un temple fut construit à Éleusis en l'honneur de l'initiatrice. On y célébrait en fait le triangle Perséphone, Déméter, Hécate, car elles sont la même déesse aux trois âges de la vie : Perséphone personnifie le blé en herbe, Déméter le blé mûr, Hécate le blé moissonné.
Sorte de plaque tournante, Éleusis était pour Athènes la seule voie de communication possible avec le Péloponnèse, Mégare, Corinthe, Delphes et aussi la route de Thèbes et du Nord-Est. On y célébrait les mystères. La plupart des Grecs s'y faisaient initier. Même Diogène, le philosophe sceptique, accomplit ce rite. De nombreux tombeaux ont été retrouvés en 1863 le long de la voie sacrée qui menait d'Athènes à Éleusis.
Au printemps avaient lieu les petits mystères. Pour être initié aux grands, célébrés tous les deux ans, il fallait participer aux premières cérémonies, parler grec ou mieux encore être grec, et ne pas avoir commis d'homicide. Tous, hommes, femmes, adolescents, maîtres et esclaves étaient, s'ils remplissaient ces conditions, égaux devant les déesses. Celles-ci ne reconnaissaient aucune hiérarchie sociale. Les cérémonies du printemps étaient purificatrices; on nettoyait les puits et les fontaines; les jeunes filles offraient leur virginité aux fleuves en y faisant leurs ablutions. Les femmes sacrifiaient une truie, symbole de l'utérus de la terre et la jetaient dans une fosse remplie de serpents. En automne, elles recueillaient la viande pourrie après avoir écarté avec des bâtons les serpents et en faisaient avec des pommes de pins une sorte de poudre, de farine, qui était répandue sur la terre des champs.
Les grands mystères se déroulaient tous les deux ans, en automne. Ils duraient neuf jours et étaient réservés aux seuls initiables. Dionysos, l'unique dieu masculin à prendre part à ces fêtes, était conduit en grande pompe d'Athènes à Éleusis, sous la forme de sa statue. Car si Déméter représentait le pain, Dionysos était le vin. Le peuple accompagnait la procession, mais les non - candidats à l'initiation s'arrêtaient devant le temple et suivaient les cérémonies à l'extérieur.
On sait peu de choses sur le déroulement exact des mystères. Derrière la statue de Dionysos était portée une corbeille fermée, "la ciste", qui contenait "le secret de la vie". Il y avait des rites de purification, des méditations, on lavait et on sacrifiait des truies et des porcelets; mais, après l'entrée dans le temple des initiables portant à la main trois épis de blé, on ne sait rien de précis. Le peuple, dehors, guettait l'appel d'une cymbale - ce son devait correspondre au grand moment appelé Epoptia ou illumination - et l'apparition des fumées. Les rares témoignages parlent d'une joie profonde, d'une immense sensation de paix de l'âme; mais comme raconter les rites était puni d'une mort accompagnée de menaces de tourments éternels dans le Tartare, il est compréhensible qu'aucun initié n'ait trahi le secret. Socrate dit seulement : "Déméter nous a donné deux dons, les fruits de la terre qui nous ont permis de vivre d'une vie supérieure à celles des bêtes, et l'initiation."
Le huitième jour avait lieu la libation pour les morts, tout le monde y participait; le neuvième jour, la procession retournait vers Athènes en prenant la voie sacrée et le pont sur le Céphise où se déroulaient les rites de déguisements et de dénonciations que l'on peut prendre pour un hommage à Iambos.
Pendant deux mille ans ces mystères gardèrent leurs forces et presque tous les empereurs romains, à la fin de l'influence d'Éleusis, se firent initier. Seul Néron ne put pénétrer dans le sanctuaire puisqu'il avait tué.
En 1982, Éleusis est devenu un grand centre industriel. En apparence, il ne reste rien, à part quelques pierres; la voie sacrée elle-même disparaît sous les constructions et peu de visiteurs se hasardent sous la poussière blanche d'une carrière proche. Pourtant ce lieu reste une porte ouverte sur le mythe immense de la terre mère, et le site de l'alliance entre la terre et les hommes, célébrée depuis le XVe siècle avant notre ère, où les doctrines d'Orphée, de Pythagore et de Platon ont été enseignées.