LE MAT
Interprétation
1. Le Mat présente un homme avançant d'un pas déterminé. Il constitue le dernier élément du ternaire des personnages en mouvement avec l'Hermite et le squelette de l'Arcane XIII. Sa marche semble rapide car il fait de grandes enjambées. Il évolue vers la droite, c'est-à-dire qu'il se dirige radicalement vers l'inconnu. Il part visiter des régions encore inexplorées. Il symbolise l'aventure, avec toute la richesse qu'elle sous-tend mais toute l'incertitude également. Il s'aide, dans son évolution, d'un bâton jaune. Celui-ci représente, tout comme celui de l'Hermite, la relation établie entre l'homme et l'environnement. Il permet de puiser l'énergie de la Terre - Mère. Il donne des forces et une formidable puissance physique. Cependant, la couleur est différente du bâton de l'Hermite. On passe du chair (Hermite) au jaune (Mat). L'Hermite traduisait donc plus une relation à l'Humanité; alors que le Mat repose plus sur une relation au Divin. Bien sûr, tous deux décrivent des états solitaires (ils sont seuls, à l'exception du chien pour le Mat). Cependant, l'Hermite représente l'isolement volontaire, tandis que le Mat signifie l'isolement forcé et obligé. L'Hermite s'exclut, le Mat est exclu. L'un est sujet consentant, l'autre est objet impuissant.
2. Sa tenue vestimentaire s'apparente à celle d'un bouffon ou d'un fou du roi. Pour cette raison, on a souvent débaptisé la carte pour la renommer : "Le Fou". Ce changement d'identité n'est d'ailleurs pas seulement dû au seul habillement, mais également à l'attitude du personnage qui, pour de nombreux commentateurs, incarne le vagabond, celui qui ne sait où il va. Parfois même, le graphisme a été modifié, pour corroborer la thèse de l'inconscience ou de la folie, en faisant avancer le personnage tout droit vers un précipice ou allant se jeter dans la gueule d'un crocodile (c'est notamment le cas d'Oswald Wirth qui le représente manifestement comme hagard). Sa tenue vestimentaire est surtout destinée à l'isoler des autres personnages du Tarot. Le Mat s'oppose aux figures officielles (Empereur, Impératrice, Justice, etc…) et s'inscrit dans l'originalité. Il affirme ainsi sa différence par rapport à la norme établie. Il se situe en dehors de la réalité des vingt -et-un arcanes majeurs. Il évolue sur un autre plan, dans une autre dimension. Certes, il ressemble étrangement à un fou du roi. Mais sa folie n'est pas réelle, elle n'est qu'apparence. S'il est considéré comme un fou, cela ne signifie pas qu'il le soit. Il heurte les consciences et les mentalités humaines. Il amuse et effraie en même temps, car le rire et la moquerie permettent souvent d'exorciser la peur. Il est objet de rejet parce qu'il n'est pas comme tout le monde. Il symbolise ainsi, par excellence, la Différence.
3. Ses pieds rouges indiquent une extraordinaire puissance physique. Ils représentent la force motrice du Mat. Ils accélèrent et augmentent la faculté de déplacement, c'est-à-dire l'autonomie. Le Mat incarne la liberté la plus totale : la liberté de mouvement. Il n'est tenu par aucune chaîne et peut aller où bon lui semble. Lui seul décide de la route à suivre. Son déplacement n'est pas de l'ordre d'une errance; car il donne plutôt le sentiment d'avancer avec détermination. Son chapeau, par sa couleur, représente une intelligence supérieure. Le jaune symbolise la connaissance suprême, l'illumination, la clarté intérieure. Le fait que son bonnet soit largement coupé par le cadre supérieur, confère au personnage une dimension spirituelle. De même, son regard se porte vers le haut. Mais cette aspiration vers le haut peut revêtir une expression aussi bien négative que positive. Elle peut illustrer l'idéal trop élevé, l'absence de sens des réalités, la mégalomanie ou folie des grandeurs; ou au contraire, elle peut s'articuler sur des notions de spiritualité, d'équilibre et d'éveil. C'est d'ailleurs en cela que le Mat est ambivalent : il promet l'élévation comme il suggère la folie.
4. Son pantalon comporte une déchirure, qui laisse apparaître la peau. A hauteur de cet accroc, un animal, généralement identifié à un chien, pose ses pattes antérieures. L'interprétation varie selon les observateurs. A l'unanimité, l'animal est cause de cette déchirure; cependant, pour certains, il retient le Mat, comme pour l'empêcher de partir, alors que pour d'autres, il pousse au contraire le personnage, comme s'il le chassait. Dans les deux cas, l'animal témoigne des sentiments hostiles vis-à-vis de l'homme. Il reste également ceux pour qui le chien manifeste sa joie, en faisant « des fêtes » à l'homme. De toutes ces explications, on peut retenir la volonté d'exclusion de l'animal à l'égard du personnage. Or, le chien est couleur chair; en cela, il représente, non pas seulement l'animal, mais l'homme symbolisé par l'animal : c'est-à-dire l'homme primaire ou l'homme instinctif. Il devient, dès lors, le représentant des émotions et pulsions agressives et négatives des autres vis-à-vis du Mat. De plus, étant donné que ce dernier exprime la différence, il est la différence qui n'est pas tolérée par les mentalités humaines et il devient : l'anormalité. Il est l'emblème de tous les rejetés, de tous les incompris ou de tous les mal-aimés.
5. Le Mat est souvent comparé au vagabond, du fait de la pauvreté de son bagage. Il ne possède rien, à l'exception d'une maigre besace. Il symbolise le parfait dépouillement, l'absolu détachement par rapport au monde des objets. Il s'oppose au matérialisme.
Son bagage fait référence au sac jaune posé sur la table du Bateleur. Cependant, dans l'arcane I, le Bateleur illustre la prise de conscience de ses potentialités; c'est pourquoi le sac est vidé de ses énergies. Chez le Mat, le baluchon est fermé, parce qu'il porte les énergies en lui. Elles ne sont plus extérieures, elles sont intégrées et assimilées. La couleur chair informe sur le contenu. Si le Mat illustre le parfait détachement, le fait de tout quitter, l'abandon de tout ce que l'on possède, la besace suggère la seule chose qui demeure : l'expérience, le passé, la mémoire, c'est-à-dire tout ce qui constitue son histoire personnelle, qui elle ne peut pas être laissée, abandonnée.
6. Le sol est jaune car le Mat se situe dans une dimension autre que la dimension ordinaire. Il représente une expérience à part, hors du commun, extraordinaire. Pour la première fois, on trouve des feuillages blancs. Beaucoup d'auteurs ont expliqué la couleur de l'herbe par l'effet de la canne du Mat. La nature se transforme au passage du Mat. Par l'intermédiaire de son bâton, il change le principe de l'univers : l'herbe verte devient blanche.
7. Le chien lui a dévoilé la cuisse: on peut dire qu'il n'est plus, ni nu, ni vêtu, et qu'il se présente à nous comme le fils de Jupiter, géant descendant des dieux comme la genèse le précise au chapitre VI. Il est donc bien l'initiateur qui nous indique que nous allons devoir parcourir les vingt et un arcanes suggérés par les brins d'herbe.
Le Nom
C'est: "Le Mat"
Définition du Larousse: "(arabe mâta, il est mort) être mat, avoir perdu".
La dénomination "mat" aux échecs s'apparente au fait d'être enfermé; dans ce sens, la marche du Mat peut avoir quelque chose d'obligatoire, comme si partir était pour lui la seule issue possible, le seul moyen d'évoluer. D'autre part, le terme renvoie à la signification de mort et comment ne pas voir ici un rapprochement, déjà évident par d'autres éléments, avec l'Arcane XIII. En effet, l'un n'a pas de nombre, l'autre n'a pas de nom; l'attitude corporelle ainsi que l'orientation est la même et tous deux font référence à la notion de mort. Cependant si l'Arcane XIII représente la destruction qui advient au terme de toute existence et qui autorise l'évolution et la progression, le Mat illustre la mort symbolique; c'est-à-dire le fait d'être mort non pas à ses propres yeux mais aux yeux d'autrui (mâta: Il est mort et non pas JE suis mort). D'ailleurs, il parait opportun d'effectuer ici le lien, déjà cité à maintes reprises, qui unit les arcanes: l'Hermite, l'arcane Xlll et le Mat. D'un point de vue comportemental, toutes trois symbolisent une réaction spécifique en présence d'une situation difficile ou négative. L'individu peut opposer comme attitude:
Soit le retrait préconisé par l'Hermite, qui ne peut être que stratégique et donc temporaire, afin de reprendre des forces ou de se désinvestir de la situation.
Soit la destruction matérialisée par l'Arcane Xlll. Tout défaire, tout effacer, tout sectionner, pour mieux renaître, recommencer.
Soit le départ du Mat. Il ne s'agit plus ici de se retirer ou de détruire, mais de quitter, d'abandonner les choses en l'état. L'individu n'agit pas directement sur la situation. Il ne cherche pas à la transformer, il change lui-même, en intervenant non pas sur l'objet mais sur l'être. Partir, c'est toujours mourir, au moins pour autrui, pour ceux qui restent.
Sens initiatique
Le Mat constitue une voie rare, qui ne peut être qu'individuelle et non pas collective. Toute la puissance de sa signification réside dans cette exception aux règles ainsi que dans la solitude dont il témoigne. Les interprétations sont souvent extrêmement péjoratives et elles traduisent justement le comportement de l'homme ordinaire vis-à-vis de la différence. Celui qui ne suit pas le même chemin que le commun des hommes est nécessairement fou. Voilà à quel style d'interprétation, le rejet du Mat, en tant que représentant de la marginalité la plus intolérable, conduit: "Son rang est le vingt-deuxième mais sa valeur symbolique équivaut à zéro, car le Fou est le personnage qui ne compte pas, vu son inexistence intellectuelle et morale. Inconscient et irresponsable, il se traîne à travers la vie en être passif, qui ne sait où il va et se laisse mener par des impulsions irraisonnées."
L'analyse de l'auteur est à la fois dure et dépourvue de tout fondement; car pourquoi considérer le Mat comme étant démuni d'intelligence ? Cependant, elle reflète à la perfection le comportement humain vis-à-vis de l'étrange, de l'original et du non respect des valeurs établies par la société "bien-pensante". Celui qui n'agit pas comme la masse, qui se démarque des références socio - culturelles est nécessairement malade, fou, menaçant dans sa différence. Au regard, emprunt de dédain et de mépris, des personnes intolérantes, s'oppose le regard profond des hommes ouverts et positifs. "C'est un fou, conclura l'observateur abrité derrière les créneaux de la cité. C'est un Maître murmurera le philosophe hermétiste, remarquant que le bâton au bout duquel il porte un baluchon, flasque, sur l'épaule, est blanc, couleur de secret, couleur d'initiation, et que ses pieds, chaussés de rouge, prennent fermement appui sur un sol bien réel, et non sur un support imaginaire. " (A. GHEERBRANT, J. CHEVALIER: Le dictionnaire des symboles)
Alors le Mat est-il un fou ou un sage ? Il est les deux car la frontière est fragile entre ces deux niveaux de conscience; elle l'est surtout dans les mentalités populaires. Souvent, le mystique est considéré comme un fou.
Pour bien comprendre le Mat, il est essentiel de revenir à la structure globale des vingt-deux arcanes majeurs. Selon l'étude que nous proposons, l'ensemble est constitué de trois cycles:
Le premier, de l'arcane I (le Bateleur) à l'arcane XVIIII (le Soleil), correspond à ce que nous définissons comme l'existence ordinaire: il propose une définition des expériences majeures jalonnant la vie aussi bien individuelle que collective: l'amour, le travail, la réussite sociale, l'échec, l'apprentissage, le doute, l'imagination... jusqu'à son point culminant le Soleil, représentant l'état de satisfaction fragile mais idéalisé.
Le deuxième, comprenant le Jugement et le Monde, se rapporte à la dimension spirituelle et à la Révélation. C'est la pénétration du divin dans l'humain, qui ne peut s'opérer que chez l'individu ouvert à la spiritualité et à Dieu.
Le troisième est constitué du Mat. Ainsi, la lame est isolée parce qu'elle représente une expérience à part: un chemin de traverse. Par le Mat, l'individu se soustrait à la réalité commune aux autres hommes. Il vit différemment, dans un autre cadre. Or, cette voie particulière peut être le fruit d'un choix mais aussi d'une obligation.
1. D'un choix: le Mat, en tant que volonté de se soustraire aux vicissitudes de la vie quotidienne, en tant que désir de s'éloigner des humains pour se rapprocher du divin, en tant qu'aspiration à se libérer de la matière, s'incarne dans le mystique: le choix d'une vie monastique par exemple. Il s'agit d'une exclusion ou d'une mise à l'écart volontaire. "L'homme qui, abandonnant tous ses désirs, va et vient, libre d’attachement, ne dit plus: "C'est à moi", ni "Je", celui- là accède à la paix." (Baghavad-Gita, chant II, 71). Il est certain que le choix de cette voie est plus reconnu en Orient qu'en Occident, où il heurte les consciences. L'engagement total en Dieu, dans le désinvestissement des valeurs habituelles, parait inconcevable. La vie semble alors vide et inutile. Mais l'essentiel n'est-il pas de s'épanouir, de tendre au bonheur comme on le souhaite. Traiter le mystique de fou, n'est-ce pas là un signe d'intolérance et de sectarisme ?
2. D'une obligation: le Mat illustre néanmoins également ceux qui partent, non pas consentants et heureux, mais contraints et forcés. Sont réunis ici tous les marginaux, les exclus, les originaux. Là encore, ils ne sont pas pour autant fous; ils sont tout simplement différents. Ils se nomment clochards, vagabonds, errants mais aussi toxicomanes, handicapés mentaux, artistes maudits, etc. La distinction entre eux et les premiers (les mystiques) réside non pas tant dans la nature ou dans la qualité de leur état que dans sa cause et son effet. L'exclusion n'est pas désirée, elle est subie. Ils sont rejetés, et parce qu'ils sont rejetés, ils vivent dans un monde à part, inaccessible aux autres. Leur démarche n'est généralement pas motivée par une aspiration spirituelle; elle constitue plutôt le résultat d'un dysfonctionnement réel ou ressenti. Ici, le Mat peut en effet confiner à la folie, dans une acceptation large du terme, c'est-à-dire que la voie peut être, non plus progressive, mais régressive. Dans les deux cas, le chemin du Mat est d'un autre ordre que le chemin des lames majeures: il laisse certes une plus grande liberté à l'individu mais il comprend aussi des risques. Il exige en fait beaucoup de force et d'abnégation. Il soustrait l'individu qui le suit aux situations habituelles: vie familiale, vie sociale ou professionnelle, etc.
En conclusion, le Tarot nous signifie que l'individu peut parvenir à la sagesse (le Monde) par l'intermédiaire du Mat, en choisissant de vivre d'autres expériences, comme il peut y accéder d'une manière plus classique et plus "orthodoxe" en partageant la vie de la communauté, faite d'ambitions, de joies, de peines, de doutes, qu'il convient au bout du compte de dépasser.
Sens psychologique
Ici encore, le Mat évoque l'exclusion. Elle prend une valeur positive chez celui qui la fait correspondre au désir de tout quitter, de partir, de se libérer des contraintes et une valeur négative chez celui qui se perçoit comme une victime, comme incompris et mal aimé.
Le Mat prend sens, d'un point de vue psychologique, comme une prise d'indépendance volontaire ou subie. Il constitue le fait de se démarquer, par son comportement, de l'environnement, ou même des règles instituées. Il devient dès lors le rebelle, celui qui ose s'affirmer dans la transgression des interdits. Egalement, et paradoxalement, mais son ambivalence constitue l'une de ses propriétés majeures, le Mat représente le maudit, le pestiféré, celui qui a tout perdu, à qui l'on a tout pris, celui que l'on chasse ou qui se considère comme tel, ce qui d'un point de vue psychologique revient au même. Il contient donc une certaine souffrance, un certain mal-être car il est toujours mal aisé de ne pas être comme tout le monde. Il pose donc plus que jamais le problème de l'identité.
Le Mythe
Où va-t-il ce personnage curieux, qui semble trop grand pour la carte? Apparemment, il n'appartient plus à cet univers trop petit pour lui.
Et d'ailleurs, il est le seul des vingt deux arcanes majeurs à ne porter aucun nombre. Alors, la tentation est grande d'en faire le zéro ou le vingt deux, et beaucoup y ont succombé.
Mais le jeu de la carte le précise avec force: le Mat ne joue pas comme les autres. Il ne doit porter aucun numéro, lui qui reste indifférent à toutes les cartes qu'on lui oppose.
Et regardez bien, et comptez les brins d'herbe: il y en vingt et un, correspondant aux vingt et une cartes numérotées …
Manifestement il n'a plus rien à apprendre de ce monde. Le chien aboie, la caravane passe… Ce chien, passeur des âmes, gardien du Styx, n'arrête pas le Mat. Ce dernier serait-il l'initiateur, et donc initié accompli lui-même?
Le MAT et le mythe gaulois du géant passeur BEL GARGAN
Dans des temps si reculés qu'il est difficile de donner une date, vers le néolithique, commença d'exister dans la pensée des hommes l'image d'un géant venu des régions polaires, dernier être d'un continent disparu. Blanc de peau, de poils et de cheveux, avec une grande barbe où restaient accrochés des glaçons, il avait un corps tout brillant couvert par le givre des grandes solitudes parcourues par le vent glacial. En France, il venait du nord-ouest, au printemps, il parcourait les espaces en diagonale et s'arrêtait un moment dans un fleuve. Son grand corps flottait dans l'eau pour s'y débarrasser des glaçons qui le couvraient. Puis, au coucher du soleil, il émergeait et parcourait à grandes enjambées l'espace. Un seul pas lui suffisait pour aller de la Bretagne au Rhône. Il affectionnait les bords du Rhône, le pays des Parisii, l'Ile-de-France actuelle, et surtout le mont Tombelaine, situé à l'emplacement du Mont-Saint-Michel. Puis il disparaissait vers le sud après avoir bu une dernière gorgée d'eau au Rhône.
Il revenait vers la fin de l'été et remontait toujours à grandes enjambées vers le nord pour ne réapparaître que six mois plus tard, au début du printemps. Peu à peu, les habitants qu'il côtoyait dans ses longues marches, ou qui l'apercevaient pendant ses repos dans le fleuve, prirent l'habitude de le voir, s'enhardirent jusqu'à l'approcher et lui offrirent des cadeaux. Les membres de certaines castes, celles des bergers et des bateliers, partirent en voyage avec lui. A la fin de l'été, ils se réunissaient près d'un fleuve, sacrifiaient une bête, en faisaient sécher la peau et s'en revêtaient; ils se noircissaient le visage et partaient sur les épaules du géant vers les régions montagneuses et froides du Nord. Lorsqu'ils revenaient au printemps, ils avaient acquis la sagesse, et la lumière qui émanait d'eux les faisait respecter des habitants de leur village. Ceux, plus rares, qui accompagnaient le géant dans son voyage vers le sud ne revenaient pas.
Peu à peu ce géant devint familier et on lui donna un nom : Bel. Il venait et repartait maintenant sur un cheval d'or. On a retrouvé en France de nombreuses tombes où un cavalier est enterré assis sur un cheval dans des endroits appelés Bois-de-Bel, Mont-de-Bel, Combe-Belin, etc. Bel ne passait les hommes qu'une seule fois dans leur existence; à leur retour, ils revenaient à pied, suivant leur initiateur.
Ce géant, sans représentation, laissa progressivement la place à d'autres dieux, mais les bergers et les bateliers lui restèrent fidèles et tous les ans, ils célébraient des cérémonies en sa mémoire. Ils se rendaient sur les bords d'un fleuve, sacrifiaient une bête, un cerf ou un loup. Un homme était choisi et revêtu de la peau de bête séchée, puis son visage était noirci avec de la boue. Il symbolisait le géant. Le futur initié ne devait pas poser ses pieds dans l'eau pour ne pas la souiller avant que son temps de solitude et d'instruction soit passé. L'homme représentant le géant portait sur ses épaules les mystes et leur faisait traverser l'eau pour les déposer ensuite là où se passerait leur initiation, en général une île située au milieu du fleuve. Au printemps, les hommes revenaient, conduits par leur passeur, en le suivant à pied. Ceux qui désiraient approfondir la connaissance restaient sur l'île et servaient d'instructeurs l'année suivante.
La religion chrétienne s'attaqua rapidement au mythe du bon géant passeur, initiateur; vers l'an 1155, un chanoine, Wace, parle d'un géant : "Gargan, qui fait trembler la chrétienté, se couronne d'aubépine et d'églantine et a commerce avec le diable." Les processions et les cérémonies au bord des fleuves devinrent pour l'Église des meutes "qui emportaient les âmes des morts et empêchaient ainsi qu'elles soient rachetées". Mais pour Bel-Gargan, la notion de rachat impossible et d'enfer perpétuel n'existait pas; la pureté allait de soi, on l'obtenait par l'initiation et la recherche de la connaissance. Ses adeptes continuèrent d'offrir des présents au fleuve et à honorer le mont Tombelaine. Alors l'Église emprunta à l'Orient un chevalier de lumière, qui, monté sur un cheval brillant, terrasse un dragon, sorte de monstre marin. Il devint l'archange lumineux instructeur et guérisseur, saint Michel. Tombelaine et le géant passeur Bel-Gargan furent ainsi neutralisés.
SAINT CHRISTOPHE
Bientôt on vit apparaître dans la mythologie chrétienne un géant, passeur de rivière, venant de Chaldée. Une nuit, alors qu'il dormait près du fleuve, il fut réveillé par une voix d'enfant qui lui demandait de l'emmener sur l'autre rive. Le géant répondit à ce garçonnet de cinq ou six ans qu'à cette heure-là il ne faisait traverser personne. L'enfant insista et lui promit une telle récompense que Christophe se leva, prit son bâton et chargea son passager sur les épaules. Au fur et à mesure que le géant avançait, le petit garçon devenait de plus en plus lourd, au point que Christophe crut ne jamais pouvoir atteindre la rive. Il s'écroula sur le sol en arrivant au but. "Qui es-tu pour peser un tel poids ? - Je suis ton dieu, répondit l'enfant en devenant tout lumineux; en me portant, tu as porté le monde et désormais tu seras passeur au paradis."
Le saint Christophe du mont Athos en Grèce était un géant à la tête de chien. Il ne parlait pas et conduisait les voyageurs vers les églises. Païen, Jésus le convertit et lui donna la parole et une tête d'homme. Depuis, il garde les portes des églises, appuyé sur un bâton, mais comme il ne peut rester longtemps immobile, il va au-devant des voyageurs en peine, dans les passages des rivières profondes. La tête d'animal évoque le dieu égyptien Anubis, également passeur des morts et des initiés.
Le géant du Mat est un seigneur du voyage et ce n'est pas pour rien que saint Christophe se trouve en effigie sur les porte-clefs de voiture.
Fils de Jupiter, le Mat est aussi fils d'une déesse, Maïa, l'une des pléïades, le seul parmi les grands de l'Olympe à avoir dû imposer la reconnaissance de sa divinité, mais il est plus connu sous le nom d'Hermès, ambivalent, mobile, messager de Zeus, seul à pouvoir descendre dans l'Hadès et en revenir. Dans son ode à Hermès, Homère dit de lui qu'il est le "plus ami des hommes" de tous les dieux, mais aussi que "tandis que ses bienfaits sont rares, c'est sans cesse qu'il guette dans l'ombre de la nuit, la race des hommes mortels".
Comme Hermès, le Mat est le "délieur", celui qui débloque des situations figées, conflictuelles, transgressant au besoin pour cela les lois apparentes du moment et permettant ainsi l'apparition de la nouveauté, l'intégration dans une structure donnée de nouvelles informations à partir de ce qui n'était au départ que désordre et bruit. On peut donc le considérer comme l'initiateur, celui qui permet l'accès à un niveau de conscience différent.