LA JUSTICE
Interprétation
1. La Justice incarne par excellence la propriété réceptive du principe féminin. La femme affiche une rigueur et une détermination soulignées par son attitude résolument de face. De tous les personnages du Tarot, elle est d'ailleurs la seule à regarder l'observateur droit dans les yeux. Elle indique ainsi que l'homme ne peut pas échapper ou tenter de se soustraire à son action. Plus que présente, elle est intemporelle. Toujours là, elle laisse entendre qu'aucune fuite n'est envisageable.
2. On retrouve la même répartition des couleurs que chez la Papesse : le bleu recouvrant le rouge. La dimension affective et émotionnelle est contenue sous l'influence des pensées. Tout mouvement du cœur doit être soumis à la conscience. La raison domine la passion. Le bleu a un effet régulateur sur l'énergie débordante du rouge. Toutefois, il ne la supprime pas (puisque le rouge demeure apparent) mais il la canalise pour éviter les décisions impulsives ou les actes irréfléchis.
3. Cette dominance du jaune est significative de la portée spirituelle de l'arcane VIII. Tous les objets sans exception, la couronne, le trône, la balance et le glaive, appartiennent au Ciel. Par leur couleur, ils stipulent la nature de la Justice. Il s'agit de la Justice immanente, dont l'action transcende l'entendement humain, bien plus que du système de lois et de codes élaboré par les différentes sociétés et cultures.
4. Dans la continuité, le mortier judiciaire irradie une lumière dorée et présente, en son centre, le signe traditionnellement utilisé pour symboliser le soleil. La Justice, tout comme l'astre, émet un rayonnement. Par excellence, elle est synonyme de lumière et de chaleur car la Justice éclaire toujours et n'assombrit jamais. Elle sort l'homme, qui l'accepte et la comprend, des ténèbres dans lesquelles peuvent le placer ses actes ou ses pensées. Elle illumine par son effet réparateur et constructif. La Justice, élément solaire, est généreuse et bienfaitrice, capable de clémence et apte à pardonner celui qui prend conscience des conséquences de ses actions heureuses ou malheureuses.
5. Cependant, son visage, ses mains et surtout ses cheveux forment une tâche couleur chair pour montrer que même si la Justice représente une instance transcendante, elle est également l'œuvre de l'homme. L'être humain, en instituant une codification, se charge de rendre la justice. Il définit des lois à respecter, des devoirs auxquels se conformer, des droits individuels et collectifs. Ce système balise le comportement des uns et des autres et garantit la vie d'une société. Mais la justice humaine n'est qu'une infime parcelle, parfois imparfaite d'ailleurs, de la Justice céleste. Et si certains hommes, appelés juges, condamnent et libèrent, ils ne font que se mettre au service d'un ordre supérieur. La justice ne leur appartient pas car ils ne sont pas nécessairement justes dans leur jugement (voir à ce sujet l'étude du nom).
Les cheveux couleur chair symbolisent surtout la double portée de la carte : décrivant à la fois, dans son sens initiatique, la loi de causalité, et dans son sens divinatoire, la juridiction.
6. L'image de la Justice qui nous est proposée est traditionnelle et ne constitue donc pas une représentation propre au Tarot de Marseille. En effet, la Justice apparaît sous les traits d'une femme portant glaive et balance. Ses deux attributs d'ailleurs suffisent à la représenter à eux seuls. Le choix des symboles n'est jamais neutre et repose toujours sur une signification essentielle. La balance est supposée peser les actes positifs et négatifs, les crimes et les bienfaits, les défauts et les qualités. Aussi, ce n'est pas l'homme qui décide de la gravité, du degré de négativité ou de profondeur de telle ou telle situation mais c'est un objet neutre et non impliqué. Qui plus est, c'est un instrument de mesure dont la propriété est l'exactitude et l'objectivité. La balance suggère également la notion d'équilibre, de partage et de juste milieu. Elle recherche l'immobilité dans la linéarité. Lorsque les deux plateaux sont exactement au même niveau, c'est la preuve que ce qui est dans l'un est égal à ce qui est dans l'autre. La condamnation alors n'est pas plus lourde que le crime ou inversement. La balance constitue un symbole divin : tel Osiris, chargé de peser les âmes des défunts; tel Saint Michel, l'archange du Jugement, assurant les mêmes fonctions; tel Saturne, mesurant le temps.
Dans l'arcane VIII, la femme tient la balance de sa main gauche. Elle indique que la pesée, établie par la balance, précède la sentence, rendue par le glaive. Elle exprime ainsi à la perfection un principe essentiel : il ne faut pas rendre un verdict sans avoir auparavant étudier et mesurer soigneusement tous les éléments qui lui sont rattachés ; aussi limpide d'ailleurs que paraisse l'affaire. Même le criminel, le plus accablé par les preuves incontournables de ses forfaits, se doit d'être d'abord jugé. Chaque être à droit à la Justice. On touche un aspect extrêmement important du message philosophique de l'arcane.
D'autre part, la main gauche, tenant le fléau de la balance, est élevée au niveau du cœur de la femme. Une relation doit donc être instaurée entre la pesée et les sentiments. Il est nécessaire, si l'on veut véritablement être juste, de faire appel à son cœur. Il ne s'agit pas d'exprimer ce qui est de l'ordre des instincts violents incitant à la vengeance (le rouge est contenu par le bleu), mais plutôt de laisser parler son cœur. La compréhension, l'intelligence et l'équité sont des qualités indispensables à l'exercice d'une justice juste.
7. Le glaive est brandi verticalement comme prêt à tomber implacablement pour trancher d'une manière nette et définitive. Si la balance renvoie à des notions de temps, de minutie, de recherche lente et approfondie de tous les éléments nécessaires pour une parfaite appréhension de la réalité, le glaive suggère au contraire la rapidité et la fermeté. Tout se joue en fait au niveau de la pesée, après, c'est-à-dire une fois que l'épée a tranché, il est trop tard. On ne peut défaire ce qui a été fait. On ne peut revenir en arrière. C'est pourquoi, il est tellement important de prendre son temps et de ne pas trop vite recourir au glaive. Son action est brève et sans appel. Aucune action réparatrice n'est alors envisageable. Si l'on est attentif, on remarque que l'épée est soutenue, à son pommeau, par une barre horizontale qui semble servir de support. On peut penser que si la main faiblit, le glaive accomplira quand même son œuvre. Aucune hésitation ou faiblesse n'est admise. Tout est prévu en ce sens.
Le Nom
C'est : « La Justice »
Définition du Larousse : « Caractère de ce qui est juste, équitable/Vertu morale qui inspire le respect absolu des droits d'autrui ».
Jusqu'à l'arcane VIII, les noms définissent des personnes comme le Bateleur, la Papesse, l'impératrice, l'empereur, le Pape ou l'Amoureux, ou des objets comme le Chariot, alors que la Justice décrit une notion abstraite. Plus précisément, la qualité évoquée est une vertu. Assez étrangement sur les quatre vertus cardinales, trois figurent dans le Tarot : la Justice, la Force et la Tempérance. Il manque, en revanche, la quatrième de ces vertus qui est la Prudence. C'est pourquoi, certains occultistes ont, toujours avec cette même regrettable volonté de réparation introduit dans les vingt-deux arcanes majeurs la Prudence. A cet effet, ils ont débaptisé certains arcanes : soit l'Hermite, soit le Pendu, devenu l'un ou l'autre, selon l'auteur, la Prudence. Dans l'édition originale du Tarot de Marseille, cette quatrième vertu est manquante, même si d'une certaine manière, l'Hermite peut effectivement l'incarner.
D'autre part, ordre magique et parfaitement élaboré du Tarot, les trois vertus présentes sont espacées de trois en trois :
Arcane 8 : La Justice
Arcane 11 : La Force
Arcane 14 : Tempérance
Le total de ces trois lames donne 8 + 11 + 14 = 33
A l'évidence, le ternaire joue un rôle primordial. Est-ce pour cette raison, par respect des rythmes, par volonté de souligner la Sainte Trinité, que seules trois vertus sont représentées ? On peut le penser. La Justice est donc une vertu et une vertu est censée élever. Si l'on s'efforce d'être Juste, Fort et Tempéré, on accède à la réalisation. Il est donc recommandé de se conformer à ces trois principes.
"Ainsi tous les êtres du monde révèrent le Tao et honorent la vertu. Car c'est le Tao qui les produit, c'est la vertu qui les conserve, qui les grandit et les élève, qui les achève et les protège"
Que signifie alors : « être juste ». Selon la définition du terme, est juste celui qui sait séparer le Vrai du Faux, le Bien du Mal. Cette qualité pourrait devenir synonyme de discernement, de clairvoyance et de sagesse. L'être, désireux d'être juste, serait invité à faire preuve d'intelligence, d'équité et d'impartialité. Il s'agit ici d'ailleurs plus d'être juste que d'être juge.
A ce propos, l'appellation choisie est extrêmement significative car dans la continuité des arcanes précédents, le nom aurait pu désigner une personne physique. L'arcane VIII aurait alors eu pour dénomination : "Le Juge". Ce qui aurait eu pour effet non plus d'évoquer la Justice infaillible mais son représentant faillible. Car, si comme nous venons de le souligner à plusieurs reprises, le principe dont il est question ici se définit comme vertueux, sage et parfait, l'être humain faisant office de juge ne possède pas forcément ces qualités pourtant essentielles à l'exercice d'une justice équitable. Encore une fois, il est moins question de juger : acte imparfait et souvent condamnateur, que d'être juste. Dans le Tarot, d'ailleurs, il sera nécessaire de bien distinguer la Justice (arcane VIII) du Jugement (arcane XX). Cette chronologie propre au Tarot de Marseille, qui est de placer la Justice douze lames avant le Jugement, peut être significative de l'ordre à respecter : il faut d'abord chercher à être juste avant de vouloir se poser en juge. Dans cette perspective, l'espace important entre ces deux lames représente le temps et le travail nécessaires pour y parvenir.
Sens initiatique
Alors que les précédents arcanes se rapportaient à la dimension individuelle, l'arcane VIII nous met en présence d'une dimension universelle. Bien plus qu'un ordinaire et imparfait système de lois humaines, il représente la Loi fondamentale qui s'applique à tous les êtres de la création. Il décrit l'ordre des Choses, la manière dont l'Univers est orchestré et organisé. Il n'est pas seulement question ici de la justice punitive, telle que les consciences la définissent le plus souvent, mais plutôt de la loi de causalité qui régit toute chose.
La tradition orientale nous en propose un modèle exemplaire dans sa notion de Karma. La loi karmique définit une continuité entre tous les actes et toutes pensées. Ce prolongement, par son rapport à la notion d'incarnations successives de l'âme, n'est pas limité à une seule vie, mais peut s'établir sur plusieurs existences. C'est-à-dire qu'une réaction peut intervenir dans un espace temps illimité. Or, comme tout principe ancestral, la signification du terme a subi de nombreuses déformations et on le voit aujourd'hui réduit au seul phénomène de métempsycose. Le Karma repose sur une pensée unique : toute cause a un effet et tout effet a une cause. Si l'on se réfère à la physique, et notamment aux travaux de Newton, on peut exposer trois points :
1 Toute action provoque une réaction
2 La réaction est proportionnelle à l'action
3 L'énergie fonctionne en système clos
Nous pouvons maintenant, afin de mieux saisir l'arcane VIII, étudier ces trois points plus en détails :
1. Toute action provoque une réaction : cela parait évident et pourtant, il arrive souvent que l'homme ne reconnaisse pas les conséquences de ses actes ou de ses pensées. Même si la logique est indéniable, l'homme, lorsqu'il agit, n'évalue pas toujours les effets que son attitude génère. Il préfère oublier cet enchaînement pesant. S'il en était autrement, comment expliquer les comportements négatifs, physiques ou psychologiques. L'homme espère en fait toujours échapper à la loi de causalité. Il prend ainsi des risques dont il ne mesure pas toujours l'ampleur et lorsque la conséquence advient il ne la rattache pas à l'action génératrice. Il peut alors évoquer l'injustice (voir à ce sujet la Maison - Dieu et l'Étoile). D'autre part, fréquemment les causes et les effets sont confondus. On prend les effets pour les causes, parce que le point d'ancrage d'une situation est parfois si éloigné dans le temps que l'homme n'est pas capable de rétablir la liaison. Aussi, l'effet est pris pour la cause, alors qu'il n'est qu'une conséquence et qu'il n'a en soi aucune autonomie d'action, aucune initiative, aucune responsabilité. Il n'est qu'un résultat désiré ou indésirable.
2. La réaction est proportionnelle à l'action : on entre, avec ce second précepte, dans la qualité de l'interaction, dans la nature du lien, dans son organisation profonde. L'effet n'est pas le fruit du hasard mais il respecte une logique implacable. Dire que la réaction est proportionnelle, c'est d'abord signifier qu'elle est de même nature. Un acte positif aura nécessairement une conséquence positive et inversement. En second lieu, la proportion se situe également au niveau de l'intensité. On retrouve la notion de mesure; d'où l'importance de la Balance comme attribut s'étayant sur une idée d'équilibre parfait. Cependant, même si la loi de causalité présente dans son expression une certaine rigueur, elle ne s'apparente pas pour autant à la loi du talion. Cette dernière, que l'on a coutume de résumer dans le fameux : « Œil pour œil, dent pour dent », se révèle inadaptée à force d'être simpliste. Elle participe en outre d'un esprit de revanche qui est incompatible avec la notion de justice. Car, il n'y a jamais qu'une seule cause mais une connexion d'attitudes croisées. Aussi, un même acte en apparence peut avoir de multiples conséquences car les mobiles, les intentions, le moment, les raisons, divergeront selon les individus. De ce fait, même si la Justice est universelle dans sa nature, elle demeure individuelle dans son application. Chaque détail est examiné soigneusement, tout est consciencieusement pesé (la balance).
Or, c'est à cause de cette complexité du système, de cet entrelacs d'éléments que l'effet est parfois méconnaissable et, de ce fait, la cause difficilement identifiable. Parfois, la situation est limpide et évidente : on mange trop de chocolat et on est victime, à la suite de cet excès, d'une crise de foie. Seulement, la plupart du temps, la multiplication des facteurs entrant en jeu entraîne des effets différents dans le temps et dans leur nature.
3. L'énergie fonctionne en système clos : ce qui demeure certain, c'est que l'énergie produite par un acte ou une pensée ne disparaît pas, ne se perd pas mais se conserve. Elle intervient au moment opportun dans une manifestation logique. Même si l'homme ne comprend pas toujours les raisons, qui animent les événements positifs ou négatifs, qui adviennent dans son existence, elles existent pourtant. On aura l'occasion d'évoquer à nouveau cette loi de causalité avec l'étude de l'arcane XVI (2 x 8 ?).
Exprimer la loi de cause à effet par la notion de Justice implique que tout est juste : il n'y a aucune injustice. Il y a seulement les résultats provoqués par les attitudes humaines. Un dernier point à soulever en relation avec le Karma est le concept de rachat. Il existe des possibilités d'éviter les conséquences négatives d'actes de même nature. Rien n'est inexorable. L'homme a un pouvoir d'intervention. Ceci est d'ailleurs un thème cher au christianisme : le pardon. Si l'homme prend conscience de l'existence de l'Ordre des Choses et s'il s'y conforme, évitant d'agir négativement, exprimant la volonté de réparer les erreurs passées, il pourra alors inverser le sens de l'énergie. C'est pourquoi, il est tellement important de méditer sur son passé, de retrouver les causes, avant d'intervenir souvent inutilement au niveau des effets.
Sens psychologique
L'arcane VIII évoque, sur un plan psychologique, l'organisation du système punition - récompense. Il se rattache à la mise en place des instances autoritaires, pas seulement dans leur manifestation extérieure mais dans leur intériorisation. Il peut se définir comme l'édification de la Conscience Morale, ce que la psychanalyse rattache au concept de Surmoi. En effet, l'éducation suppose une référence à un système de lois en partie individuelles et collectives. Plusieurs influences se manifestent : les interdits socioculturels, la définition du Bien et du Mal, ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire. La Justice, dans cette optique, est également permissive, car en interdisant certaines choses, elle en autorise d'autres. L'enfant prend conscience de cette loi de causalité puisque ses actions vont entraîner des effets. Par exemple, s'il travaille bien à l'école, il sera récompensé; à l'opposé, s'il a de mauvais résultats, il peut être puni. Toutefois, cette loi est celle des parents (certains parents peuvent punir des actions que d'autres ne condamneront pas) ou de la société dans laquelle l'enfant est élevée (toutes les cultures n'ont pas les mêmes interdits). Aussi, il s'agit ici des lois humaines et, étant donné que l'homme n'est pas forcément juste et équitable, les lois qu'il applique sont à son image. C'est pourquoi, l'enfant peut nourrir un sentiment d'injustice. Ou encore développer une antipathie envers une justice trop rigide ou trop austère. Il est donc nécessaire d'opérer une très nette distinction entre la justice de l'homme et la loi de causalité. Lors d'une utilisation psychologique du Tarot, la perception individuelle révèle la manière dont ce principe est considéré.
Le Mythe
L'association Thémis-Justice n'est plus à faire. Thémis est pure, incorruptible, impartiale, mais inflexible comme notre justice intérieure, symbole de cet arcane du tarot. C'est pourquoi le mythe de Thémis continue à vivre dans cette lame.
Le Bateleur, en arrivant à cette carte, va affronter sa justice intérieure, la loi de cause à effet, le Karma.
LA JUSTICE et le mythe de Thémis
Elle est la huitième née des douze Titans, les enfants de Gaïa et d'Ouranos. Elle n'a jamais pris part aux luttes pour le pouvoir qui ont déchiré l'Olympe. Quand Zeus a chassé Chronos du trône, il l'a épousée et lui a donné en présent de noces le sanctuaire de Delphes. Thémis y fit régner, d'après la légende, l'âge d'or. Elle présidait aux oracles de la terre. Faisant partie du présent absolu, elle pouvait en déduire le passé et l'avenir grâce à sa grande intelligence. Lorsque Zeus la quitta pour Héra, il la fit cependant entrer dans l'Olympe, seule des Titans à pénétrer dans la demeure divine. Elle fit régner un climat un peu moins troublé et s'entendit même avec Héra. En secondes noces, elle épousa le Titan Japhet dont elle eut Prométhée. Elle quitta Delphes et se consacra à sa tâche essentielle : garder les 22 lois qui régissent l'univers. Elle devait veiller à ce qu'aucune d'elles ne soit transgressée, car la vie se maintient dans le monde par leur respect. De là viennent ses deux attributs : le glaive et la balance. Le premier tranche quand l'équilibre cosmique est menacé; le second, la balance, par l'inégalité de ses plateaux, maintient la vie, car l'équilibre de la nature est toujours instable. Des plateaux exactement au même niveau signifieraient l'immobilité et donc la mort.
Thémis, parce qu'elle était titane, gouvernait l'élément matière. Elle perçut un jour chez les hommes un désir secret qui la fit redescendre de l'Olympe : une envie d'équité, concordant avec la loi de l'évolution. Mais Thémis, respectueuse de la liberté des hommes, ne se permit pas de juger les torts qu'ils se faisaient entre eux quand cela ne compromettait pas le respect des 22 lois sacrées. Il y eut ainsi deux justices, celle des hommes, et celle de Thémis : la justice intérieure.
Les cérémonies que comportait son culte devaient être si dépouillées, si simples, que la mémoire des hommes n'en a gardé que peu de traces. Elles avaient lieu après des concours de chant, où la Titane était invoquée comme juge. On lui offrait des gâteaux de miel, des fruits de l'automne, sa saison, et des branches des deux arbres qui lui étaient consacrés : le chêne, symbole d'immortalité, et le pommier, symbole de connaissance. Ses émanations, ou filles spirituelles, étaient nombreuses, entre autres : les Heures (ou les saisons) et les Hespérides, gardiennes du jardin du même nom, où poussaient des pommes d'or.
Alchimiquement, la pomme d'or, symbole du soufre, représente l'âme de l'homme. Dans un rêve, le jardin correspond à un univers en réduction, il représente l'aspect le plus intime de la personnalité, le soi intérieur; il peut être soigné ou en friche, rempli de fleurs ou hivernal. L'eau dans ce jardin symbolise le miroir où l'on se contemple; elle peut être boueuse comme un marécage, limpide ou recouverte de plantes qui empêchent de la voir. Chacun est libre de conserver ce jardin ou de le rendre plus harmonieux. Thémis, maîtresse du langage des fleurs et des plantes, n'intervient que lorsque l'immobilisme menace l'équilibre du monde mental. En Égypte ancienne, Thémis s'appelait Maât, elle attendait les morts au seuil de l'enfer et, avec sa balance, pesait les fautes et les bienfaits. Une plume lui servait de poids. Les hommes les plus anxieux de ce jugement étaient les préfets, qui de leur vivant avaient à rendre des sentences. Pour témoigner de leur bonne foi, ils faisaient graver des tablettes destinées à être mises dans leur tombe après leur mort. Ainsi cette inscription, datant du règne de Toutmosis III, a été trouvée dans la tombe de Rekhmirê, préfet de Thèbes :
"J'ai exalté Maât jusqu'à la hauteur du ciel et j'ai fait circuler sa perfection sur la largeur de la terre, si loin qu'elle demeure dans le nez des hommes comme le souffle du nord. J'étais juste de voix devant Dieu, aucun sage n'a dit à mon sujet : qu'a-t-il fait ? Même lorsque je jugeais de graves affaires, je fis sortir les deux parties en paix. Je n'ai jamais perverti la justice par un cadeau. Je n'étais pas sourd pour celui dont la main était vide. Au contraire, jamais je n'acceptais de qui que ce soit un présent de corruption."
Cette affirmation pourrait presque de nos jours encore servir de serment à la magistrature.
Il existait dans l'Antiquité un puits consacré à Thémis et situé à Éleusis. Les femmes soupçonnées d'adultère s'y rendaient, portant au cou une amulette avec le serment de leur innocence gravée dessus. Elles devaient poser leur main droite sur la margelle du puits et jurer de leur bonne foi. En général, les malheureuses avaient tellement peur de la justice divine qu'elles se troublaient et n'osaient prononcer le serment, se dénonçant ainsi. Macrobe raconte l'histoire d'un homme dont tout l'entourage parlait de la liaison de sa femme avec le forgeron du village. Son bonheur était en jeu, il devait agir. Seulement, il était très amoureux de sa femme. Il hésitait devant les protestations d'innocence de son épouse. Mais ses proches persistaient dans leurs accusations et finirent par réclamer le jugement du puits de Thémis. L'homme, voyant le trouble et l'angoisse qui s'emparèrent alors de sa femme, alla trouver, en cachette de tous, le forgeron, et lui demanda de mettre sur l'amulette son propre serment de fidélité, à lui, mari, à la place de celui de la coupable. Puis il la prévint. Comme la femme jura avec assurance que le serment porté par l'amulette était exact, elle fut lavée de tout soupçon. Personne n'eut l'idée d'aller vérifier ce qui était inscrit. Thémis ne se manifesta pas, car ce faux ne troublait en rien les 22 lois sacrées.
Car Thémis ne punit pas mais laisse aux hommes le soin de le faire; c'est sûrement son aspect le plus terrible. Elle refuse tout pouvoir absolu. Elle n'a pas sa source dans le conscient, mais dans le subconscient. Cependant elle permet la vengeance, chez les hommes, qui fut et reste la première fonction de la justice.
Thémis chez les hommes
Toute agression subie déclenche chez l'être humain un désir de vengeance et il ne se trouve jamais assez vengé. La vengeance personnelle dépassait très souvent la faute commise et empêchait le pardon. On eut alors recours à la justice rendue par un tiers, le plus souvent par le roi, représentant la divinité sur terre. Mais il était souvent difficile de trouver le coupable, les moyens de le découvrir restaient au début fort arbitraires - les blessures du mort devaient saigner devant son meurtrier, la fumée d'un grand feu indiquait la direction de la maison du coupable - et étaient sources de nombreuses erreurs judiciaires. Alors fut instauré l'arbitrage des dieux ou les ordalies.
En Grèce, pendant l'Antiquité, le lac des Palikes était le temple de Thémis sur terre, l'endroit du premier tribunal. Lieu très impressionnant, ce lac se trouvait dans un cratère d'où s'échappaient des gaz volcaniques ; ils donnaient aux hommes des maux de tête qui étaient pris comme la marque de Thémis. On jugeait dans ce lieu des actes très graves; le coupable présumé pouvait accepter la sentence ou la refuser et, dans ce cas, il demandait le jugement de Thémis. Selon la nature du crime, le prêtre désignait alors un des quatre éléments comme épreuve.
Le jugement par l'air : L'homme jugé était précipité du haut d'une falaise, Thémis était censée rattraper le malheureux en plein vol s'il était innocent.
Le jugement par le feu : Il fallait marcher sur des braises sans se brûler les pieds ni avoir de marques, ou traverser un grand feu allumé près du temple.
Le jugement par la terre : On descendait le coupable présumé dans une fosse très profonde aux parois lisses, recouverte ensuite de branchages. S'il parvenait à s'en sortir, c'est qu'il était innocent et que la Titane l'avait aidé.
Le jugement par l'eau : Souvent réservé aux femmes et aux enfants, il avait deux formes. Soit on liait les mains et les pieds de l'être jugé et on le mettait dans un sac jeté à la mer. Si le sac surnageait, la victime était reconnue innocente. Soit on mettait la femme ou l'enfant dans une barque sans rames, sans voiles ni gouvernail, et elle devait gagner le large en six heures. Cette coutume existait encore sous le règne de Charlemagne et avait lieu au coucher du soleil. Si la marée était basse, tout était perdu.
Au lac des Palikes, on jugeait également les bêtes coupables de mort d'homme et les arbres qui avaient écrasé quelqu'un en s'affaissant; l'arbre était alors découpé et brûlé sur un bûcher purificateur.
Le jugement rendu de façon divine se maintint très longtemps. Au IIe siècle de notre ère, en pays franc, lorsqu'un vol avait été commis dans un village, on faisait un gâteau avec de la farine mélangée à de la poudre d'adéite (pierre d'aigle, variété d'oxyde de fer). Tous les gens du village devaient en manger. Celui qui était pris de malaises était déclaré coupable. On faisait également avaler du poison à l'homme soupçonné de crime; s'il n'en mourait pas, son innocence était prouvée. Une coutume celte consistait à pendre huit fois l'accusé. Entre chaque pendaison, on desserrait un peu la corde pour lui permettre de reprendre ses esprits, puis on recommençait. Si le malheureux était toujours vivant au bout de huit pendaisons, il était déclaré innocent. Au Moyen Âge, on institua le jugement de Dieu sous formes de tournois, puis de duels.
Survivances populaires
Thémis à Genéve en 1604 : Cesare Giglio de Vicence, fixé à Genève, a peint sur le mur du Conseil d'État, en 1604, une fresque représentant la justice : six juges aux mains coupées et le président du tribunal tenant dans sa main droite le glaive. C'est une interprétation du tribunal de Thèbes décrit par Plutarque; le fait que les juges aient les mains coupées signifiait qu'ils n'acceptaient pas de cadeaux, qu'ils n'étaient pas achetables. Le président, à Thèbes, avait les yeux bandés pour juger en toute impartialité. Sur la fresque, seul le président garde la main droite car elle tient le glaive, mais il a les yeux ouverts. Est-ce le restaurateur qui, en 1901, lui a ouvert les yeux ?
Thémis à Lyon : Il y a encore vingt ans, il existait dans cette ville un curieux tribunal, chargé de juger et d'arbitrer les différends à l'intérieur des sociétés secrètes. Il s'appelait le tribunal vert. Son verdict était indiscuté. Il pouvait déposer le grand maître ou dissoudre une société sans provoquer de protestations. Formé de représentants de toutes les couches de la société, pris pour leur impartialité et n'appartenant pas à la société secrète mise en cause, il a disparu à notre connaissance, vers les années 1965. Mais peut-être existe-t-il encore, toujours mieux caché.
La ronde de justice : Une coutume très ancienne a survécu en Espagne jusqu'au régime franquiste. Lorsque le coupable d'un meurtre n'était pas retrouvé, ou qu'une injustice grave n'était pas réparée, les femmes marchaient en silence chaque jour sur la place principale de la ville ou du village pour demander aux autorités de faire la lumière et de rendre la justice. Conduite que les femmes de Buenos Aires ont reprise à leur compte, elles qui, tous les jeudis, tournaient en silence sur la place de Mai pour protester contre la disparition de leurs proches, maris, enfants, petits-enfants, et réclamer des nouvelles.